Lors d'un audit interne réalisé par une entreprise d'investissement, il était apparu qu'un gérant d'agence ainsi qu'un agent indépendant lié à celui-ci, se prêtaient à des transactions irrégulières, et violaient diverses obligations légales, conventionnelles et déontologiques auxquelles ils étaient tenus.
Les reproches se focalisaient sur trois comportements spécifiques:
- les agents vendaient à grande échelle auprès d'investisseurs particuliers peu enclins au risque, des produits financiers à haut risque, sans les avertir des périls qui les guettaient. Il s'agissait principalement de l'achat combiné d'une ou plusieurs obligations avec la souscription d'une option “put” dont la valeur sous-jacente s'alignait sur l'indice de la bourse d'Amsterdam. Cette “combinaison” avait été présentée comme un produit financier sans risque présentant un capital et un rendement garantis. Le rendement garanti consistait en réalité en la prime reçue lors de la souscription de l'option. Les particuliers ayant investi dans ce produit couraient un double risque. D'une part, celui que la valeur sous-jacente à l'échéance soit cotée largement plus bas que le prix d'exercice de l'option. D'autre part, pendant toute la durée où l'option avait été souscrite, le souscripteur avait l'obligation de veiller à ce qu'une couverture suffisante soit présente sur son compte auprès de la bourse. Si le cours de la valeur sous-jacente diminuait, le risque augmentait, de telle sorte qu'il était nécessaire de procéder à une couverture supplémentaire;
- les agents développaient certaines pratiques critiquables. Ils achetaient en bourse pour compte du portefeuille de l'agence, des positions à court terme, surtout des actions et des warrants au cours volatile. Si le cours de ces instruments financiers baissait, et que la position devenait en perte, les effets restaient dans le portefeuille. Si le cours augmentait et que la position devenait bénéficiaire, ils les revendaient à certains clients, ou à une association de fait qu'ils avaient créée, en encaissant de la sorte le gain sans avoir couru aucun risque;
- certains relevés de clients élaborés par les agents contenaient des informations et des appréciations ne correspondant pas à la réalité. Des fausses informations de gains avaient été ajoutées, des pertes avaient été supprimées. En outre, des estimations de cours et des soldes de comptes avaient été modifiés. Ces manipulations étaient réalisées consciemment avec la volonté de cacher les pertes subies par les clients, en raison des transactions déficitaires qui avaient été effectuées pour leur compte.
En raison de ces comportements, l'institution financière avait résilié les contrats qui l'unissaient au gérant et à l'agent indépendant. Le litige se cristallisait autour du point de savoir si l'entreprise d'investissement peut être redevable de dommages et intérêts en raison de la résiliation unilatérale du contrat ou si elle peut réclamer des dommages et intérêts pour le préjudice qu'elle a subi en raison de tels agissements.
1. | Devoir de s'informer |
Ainsi que le rappelle l'arrêt, l'article 36 § 1, 4° de la loi du 6 avril 1995 sur les marchés secondaires impose une obligation d'information de la part de l'intermédiaire financier. L'obligation qui est ici visée consiste à s'informer sur la situation financière du client, sur son expérience en matière d'investissement, ainsi que sur les objectifs de son placement. Cette obligation d'information est dite passive. Elle permet de conseiller par la suite au mieux le client, en tenant compte de son profil [1], [2].
2. | Devoir d'information à l'égard du client |
Le prolongement naturel de l'obligation passive d'information est constitué par l'obligation de fournir, ou du moins de faire les démarches nécessaires pour fournir, au client les renseignements indispensables pour qu'il puisse prendre une décision bien réfléchie et en connaissance de cause. En outre, sur simple demande du client, les intermédiaires financiers doivent faire rapport de leurs engagements. Cette obligation active d'information est consacrée à l'article 36 § 1er, 5° de la loi de 1995 [3], [4], [5].
Dans l'arrêt commenté, le gérant et l'agent n'avaient pas respecté ce devoir d'information. Ils avaient vendu à des particuliers une combinaison de produits financiers à haut risque en faisant croire qu'il s'agissait d'un produit sans risque avec un capital et un rendement garantis. Le manquement est encore plus grave du fait qu'il s'agissait de particuliers et qu'il y a lieu de tenir compte des connaissances et de l'expérience du client pour déterminer les informations à communiquer.
3. | Devoir d'information à l'égard du commettant |
Dans les circonstances de l'arrêt, le litige se situe entre, d'une part, le gérant et l'agent, et, d'autre part, l'intermédiaire financier qu'ils représentent. Un des manquements reprochés était de ne pas avoir informé correctement les clients sur les produits financiers que le gérant de l'agent leur vendait. Ceci concerne la relation client-agent. On peut également considérer qu'un manquement au devoir d'information a eu lieu entre l'agent et l'intermédiaire financier. En effet, l'intermédiaire n'a découvert les agissements de l'agent et du gérant, qu'à l'occasion d'un audit interne. Ceci tend à prouver que celui-ci n'était pas correctement informé par son agent et son gérant. Cette carence a encore été accentuée par les falsifications de données qui avaient été réalisées.
La loi du 13 avril 1995 relative au contrat d'agence commerciale s'applique aux intermédiaires financiers [6]. En son article 6, elle impose à l'agent commercial de veiller aux intérêts du commettant, ainsi que d'agir loyalement et de bonne foi. Au troisième point du même article, le législateur précise qu'il s'agit notamment de communiquer au commettant toute information nécessaire dont l'agent dispose. Cette obligation n'avait pas été respectée, en l'espèce.
4. | Principe de “best execution” |
L'intermédiaire financier se doit de servir au mieux les intérêts de ses clients, avec compétence, soin et diligence (art. 36 § 1er, 2° de la loi de 1995). Le degré de connaissance professionnelle du client intervient également. Le troisième paragraphe de l'article 36 institue une présomption selon laquelle cette obligation de “meilleure exécution” est remplie lorsque la transaction est effectuée en bourse ou sur un autre marché réglementé, en se conformant aux règles en vigueur sur ce marché [7]. Cette présomption ne vaut que pour autant que le client n'ait pas donné d'autres instructions à l'intermédiaire.
Le principe de “best execution” constitue une obligation de moyens. L'intermédiaire n'est pas tenu d'un résultat à atteindre, mais le législateur fixe un objectif, auquel l'intermédiaire doit essayer de parvenir en faisant preuve de diligence [8].
La directive 2004/39/CE relative aux marchés d'instruments financiers et services d'investissements (MiFID) appréhende le principe en son article 21 § 1er au moyen d'une série de critères à prendre en considération, afin d'exécuter les ordres aux conditions les plus favorables pour le client. Il convient notamment d'avoir égard au prix de l'instrument financier, au coût global avec les commissions, à la rapidité, à la probabilité de l'exécution et du règlement, (…) ainsi qu'à toute autre considération relative à l'exécution de l'ordre. Cette règle revêt une importance capitale vu la fragmentation du marché, due à l'augmentation du nombre de systèmes multilatéraux de négociation (MTF). Elle permet, en plus de la protection des investisseurs, l'efficience des marchés. Cependant, le principe tel qu'il ressort de la directive, ne vaut que pour les lieux d'exécution des ordres choisis par l'entreprise d'investissement. Il s'agit donc de choisir le lieu d'exécution susceptible de fournir a priori le meilleur résultat possible. En outre, le contrôle du respect du principe de meilleure exécution ne vise que les procédures mises en place, et non chaque cas pris individuellement [9].
En l'espèce, le premier grief reproché au gérant et à l'agent délégué constituait, outre un manquement au devoir d'information, une violation du principe de bonne exécution. En effet, s'agissant d'investisseurs particuliers, peu enclins au risque, le type d'instrument proposé ne correspondait pas à leur profil. La présomption de bonne exécution instituée par l'article 36 § 3 ne pouvait pas jouer parce qu'en n'informant pas les clients, et en investissant dans des produits financiers à haut risque, les représentants de l'intermédiaire ne s'étaient pas conformés aux règles en vigueur sur le marché. Au surplus, si cette présomption était intervenue, elle aurait été aisément renversée.
Sans que l'on puisse à proprement parler de “best execution”, dans le cadre de la relation commettant-agent, les représentants de l'intermédiaire ont manqué à leur obligation de veiller aux intérêts du commettant, et d'agir loyalement et de bonne foi, telle qu'elle est prévue à l'article 6 de la loi sur le contrat d'agence commerciale, en développant dans la gestion du portefeuille de leur agence des procédés leur permettant, ainsi qu'à certains clients, de s'enrichir au détriment de l'intermédiaire.
5. | Interaction entre déontologie, loi et contrat |
Une des particularités de l'affaire soumise à la cour d'appel résidait dans le fait que l'obligation de se conformer aux règles légales et déontologiques était inscrite dans les contrats entre l'intermédiaire et ses agents. Ceci illustre l'interaction entre les règles. L'article 36 § 1er, 3° de la loi de 1995 sur les marchés secondaires renvoie aux codes de conduite et aux règles régissant les activités des intermédiaires financiers, ce qui confirme les liens entre les trois corps de règles. L'article 36 § 1er, 3° précise que ces codes de conduite et règles sont utiles tant à la défense des intérêts des clients, qu'à l'intégrité du marché.
En l'espèce, l'intermédiaire financier se fondait, afin de résilier unilatéralement le contrat, entre autres sur le défaut d'information des clients, ce qui constituait la violation d'une norme tant déontologique que légale (art. 36 de la loi de 1995), et contractuelle [10]. Les deux autres manquements, concernant la gestion du portefeuille et la falsification des relevés des clients, auraient suffi à justifier la résiliation, mais il est intéressant de souligner que le débat s'est concentré autour de l'aspect relatif à l'information des clients.
La réglementation déontologique ne fait pas entorse aux règles de la responsabilité civile. Il en résulte que la violation fautive d'une règle déontologique, qui cause un dommage à autrui, peut entraîner la responsabilité de son auteur. Le juge pourra la sanctionner au moyen des articles 1382 et 1383 du Code civil. Outre la faute, il restera à démontrer le dommage et le lien de causalité. La déontologie vise à organiser les relations entre confrères ou collègues dans un but d'intérêt général. Il n'est pas toujours possible d'invoquer un préjudice personnel, ou de prouver que le dommage ne serait pas survenu si la déontologie avait été respectée. Lorsqu'un tiers invoque la violation d'une norme déontologique par un professionnel, il ne peut fonder sa demande que sur la responsabilité aquilienne. Le cocontractant, lui, peut invoquer la responsabilité aquilienne, en se prévalant d'une faute extracontractuelle commise à l'occasion d'un contrat, ou le principe d'exécution de bonne foi des conventions tel qu'il résulte de l'article 1134 alinéa 3 du Code civil [11].
En l'espèce, l'entreprise d'investissement n'avait pas besoin d'invoquer la responsabilité aquilienne dans la mesure où l'obligation de respecter les normes déontologiques était inscrite dans les contrats. Il lui suffisait de démontrer la violation manifeste du droit d'information des clients, ce qui constituait une faute déontologique et permettait la résolution unilatérale du contrat sans préavis ni indemnité.
La gestion du portefeuille de l'agence dans le but de s'enrichir personnellement ou d'en faire profiter les tiers au détriment du commettant, ainsi que la falsification des relevés des clients constituent par ailleurs une violation de l'article 6 de la loi sur le contrat d'agence commerciale ainsi que du contrat. Ces manquements se situent dans le cadre de la relation entre l'entreprise d'investissement et ses agents, et non plus entre les agents de celle-ci et les clients. Ils justifient également une résiliation du contrat aux torts des agents, eu égard notamment à l'obligation contractuelle de respecter la loi à laquelle ils étaient tenus.
[1] | Cette règle a été reprise à l'art. 26, 2° (non entrée en vigueur) de la loi du 2 août 2002 relative à la surveillance du secteur financier et aux services financiers. |
[2] | F. Longfils, Traité théorique et pratique des responsabilités, Kluwer, 2006, pp. 36 et s.; J.-F. Romain, “L'obligation d'information et de conseil pesant, dans certains cas, sur les intermédiaires financiers”, in Les obligations d'information, de renseignement, de mise en garde et de conseil, CUP, Larcier, 3/2006, pp. 215 et s.; E. Wymeersch, “Les règles de conduite relatives aux instruments financiers. L'article 36 de la loi du 6 avril 1995”, Rev. banque 1995, pp. 574 et s. |
[3] | L'art. 26, 3° de la loi de 2002 reprend l'obligation en précisant que les informations doivent être communiquées de manière claire et précise, en tenant compte des connaissances du client, ainsi que de son expérience et de ses objectifs. Cependant, l'art. 26 n'est pas en vigueur. |
[4] | J.-F. Romain, o.c., pp. 215 et s.; X. Dieux et J.Q. de Cuyper, “Questions de responsabilité civile en matière de bancassurfinance”, in Bancassurfinance 2005, pp. 198-199; B. Gizard et J.-P. Deschanel, Déontologie financière, Paris, 2002, p. 32; M. Grégoire et V. De Francquen, “Bancassurfinance - Devoir d'information”, in Bancassurfinance 2005, pp. 339 et s. |
[5] | Cons. aussi l'art. 14 § 1 de la loi du 22 mars 2006 relative à l'intermédiaire en services bancaires et en services d'investissement et à la distribution d'instruments financiers (Mon. b. 28 avril 2006) (non applicable au moment des faits) qui dispose que les intermédiaires en services bancaires et en services d'investissement doivent servir de manière honnête, équitable et professionnelle les intérêts de leur clientèle. Les informations qu'ils fournissent doivent être correctes, claires, non trompeuses et complètes. L'agent en services bancaires et en services d'investissement doit respecter les règles de conduite applicables aux entreprises réglementées. |
[6] | À l'origine, en 1995, le contrat entre un intermédiaire financier et son agent avait été exclu de la loi. Cependant, la loi a été modifiée en 1999 afin de viser ce type de relation. Le législateur a été influencé par une affaire pendante devant la Cour d'arbitrage, qui a donné lieu à un arrêt du 1er mars 2005, confirmant cette solution. La loi sur le contrat d'agence commerciale s'applique donc aux intermédiaires financiers dès 1995, vu le caractère rétroactif de l'annulation de la Cour d'arbitrage; cf. J.-P. Buyle, “L'organisation de la distribution des produits 'bancassurfinance'”, in Bancassurfinance 2005, pp. 121 et s. |
[7] | L'art. 26, 8° de la loi de 2002 supprime cette présomption parce qu'elle ne garantissait pas nécessairement la meilleure exécution des transactions financières, notamment en raison des différents cours de bourse en vigueur sur le marché. |
[8] | F. Longfils, o.c., pp. 49 et s. |
[9] | F. Buisson, “La directive sur les marchés d'instruments financiers: quels enjeux pour la protection des investisseurs et le maintien de l'intégrité du marché?”, Euredia 2004/2, pp. 237 et s. Sur la notion de “meilleure exécution” adoptée par la directive MIF, cons. H. de Vauplane, “L'obligation de meilleure exécution (best execution)”, Rev. Banque, n° 673, p. 97; Ph. Arestan, “L'obligation de meilleure exécution, principale innovation”, Rev. Banque, n° 682, p. 26. |
[10] | Dans le même sens, voy. le jugement du tribunal du travail de Nivelles du 14 décembre 2001, avec la note de J.-P. Buyle, et O. Creplet (Forum financier/Dr. banc. fin. 2002/VI, pp. 366 et s.). En l'occurrence, la banque avait licencié pour faute grave un employé en raison de la violation d'une norme déontologique. |
[11] | Y. Hannequart et P. Henry, “Les rapports entre la déontologie et la responsabilité civile”, in Liber Amicorum J. Van den Heuvel, 1998, pp. 37 et s.; Y. Hannequart et P. Henry, “Les normes déontologiques et leurs caractères spécifiques”, in Le droit des normes professionnelles et techniques, 1985, pp. 292 et s.; X. Dieux et J.Q. de Cuyper, o.c., pp. 183 et s. |