Article

Cour d'appel Bruxelles, 21/10/2005, R.D.C.-T.B.H., 2006/9, p. 970-973

Cour d'appel de Bruxelles 21 octobre 2005

DROIT JUDICIAIRE INTERNATIONAL
Compétence internationale - Mesures provisoires et conservatoires - Anti-suit injunction - Arrêt d'une procédure de discovery aux États-Unis - Compétence internationale de principe du juge des référés belge - Absence d'urgence
Le juge des référés belge est territorialement compétent pour ordonner des mesures provisoires ou conservatoires si les juridictions belges sont compétentes pour connaître du fond de l'affaire. Il suffit que la mesure conservatoire s'i­nscrive dans le cadre de la procédure au fond.
En l'espèce, l'urgence qui doit s'apprécier au vu du pré­judice que l'exécution de la procédure en “discovery” aux États-Unis pourrait causer aux appelants, n'est pas établie.
INTERNATIONAAL GERECHTELIJK RECHT
Internationale bevoegdheid - Voorlopige en bewarende maatregelen - Anti-suit injunction - Stopzetting van een discovery-procedure in de Verenigde Staten - Principiële internationale bevoegdheid van de Belgische rechter in kort geding - Gebrek aan hoogdringendheid
De Belgische rechter in kort geding is territoriaal bevoegd voor voorlopige en bewarende maatregelen indien de Belgische rechtbanken bevoegd zijn om kennis te nemen van de grond van de zaak. Het volstaat dat de bewarende maatregel kadert in de procedure ten gronde.
In casu wordt de hoogdringendheid die moet worden beoordeeld in het licht van de schade die door de uitvoering van de “discovery”-procedure in de Verenigde Staten aan de appellanten zou worden berokkend, niet aangetoond.

International Crisis Group / Milan Jancovic, United Business Activities Holding AG et Fieldpoint BV

Siég.: M. Regout (conseiller f.f. président), H. Mackelbert (conseiller) et S. Vanommeslaghe (conseiller suppléant).
Pl.: Mes Th. Lohest, A. Hanoteau et E. Cornu, B. Docquir loco E. De Gryse

(...)

III. Les faits et antécédents de la procédure

1. ICG est une association qui a pour principale activité l'étude, la prévention et le règlement des conflits et crises à travers le monde. Dans le cadre de la réalisation de ces objectifs, elle publie régulièrement des rapports analytiques fondés sur des recherches de terrain qui sont effectuées par des équipes envoyées dans divers pays dits à risque. Ces rapports sont largement diffusés par courrier électronique et versions imprimées à de nombreux ministères des Affaires étrangères et organisations internationales. De plus, ils sont rendus accessibles au plus grand nombre grâce au site internet de l'organisation.

Le premier intimé, M. Zepter est un homme d'affaires et un investisseur international d'origine serbe résidant à Monaco. Il est à la tête d'un groupe international de sociétés, connu sous le nom de “Groupe Zepter” qui fabrique et offre en vente une vaste gamme de produits et services sous la marque “Zepter”.

UBA est une société spécialisée dans la distribution des produits et services du groupe Zepter.

Fieldpoint détient les droits sur la marque “Zepter”.

2. Le 12 janvier 2004, les intimés ont assigné ICG Belgique et J. Lyon, employé d'ICG, devant le tribunal de première instance de Bruxelles leur reprochant la publication et la diffusion de deux rapports contenant, selon eux, des déclarations mensongères et diffamatoires à l'égard de M. Zepter et des sociétés de son groupe et leur causant un préjudice économique et moral.

Ils demandent au tribunal:

- de faire défense à ICG Belgique et à J. Lyon de poursuivre la diffusion desdites affirmations calomnieuses ainsi que de toute autre affirmation portant atteinte à l'honneur et à la réputation de M. Zepter ou du groupe Zepter;

- de condamner ICG Belgique et J. Lyon à payer la somme provisionnelle de 1 euro à titre de dommages et intérêts, sous réserve d'augmentation en cours d'instance;

- de les condamner également à publier le jugement à intervenir sous menace d'astreinte.

Dans cette citation au fond, les actuels intimés ont expressément limité leur demande de dommages et intérêts au dommage moral subi en Belgique, et se sont réservés la possibilité d'assigner ICG ou toute autre entité devant d'autres juridictions.

Cette procédure est toujours pendante et n'était pas en état en avril 2005.

3. Le 11 février 2004, les intimés ont introduit devant le tribunal de New York une procédure dite de “pre-trial discovery” afin d'obtenir davantage d'informations sur les circonstances ayant conduit à la publication des affirmations calomnieuses qu'ils reprochent à ICG Belgique et à J. Lyon et en vue d'appuyer notamment leur demande en justice devant le tribunal de première instance de Bruxelles.

Par ordonnance du 18 février 2004, le tribunal fédéral du district sud de New York a autorisé cette “discovery” et a ordonné à ICG US et à trois de ses donateurs de produire certains documents.

Les trois donateurs ont volontairement satisfait à la demande. En revanche, ICG US refuse de produire les documents et informations demandés.

4. Le 22 avril 2004, ICG Belgique et ICG US ont introduit la présente instance en référé, demandant au président du tribunal de première instance de Bruxelles de condamner les intimés à se désister de l'action de “pre-trial discovery” qu'ils avaient introduite devant le tribunal fédéral de New York ou, à tout le moins, de leur ordonner d'interrompre ladite procédure jusqu'à ce qu'une décision soit intervenue dans le cadre de la procédure au fond pendante devant le tribunal de première instance de Bruxelles.

5. Le 27 mai 2004, le tribunal fédéral de New York a ordonné aux intimés de suspendre la procédure de “pre-trial discovery” jusqu'à ce qu'une décision soit prise dans le cadre de la présente procédure en référé.

Les intimés ont alors formé une nouvelle demande de discovery devant le tribunal du district de Columbia (Washington). Par ordonnance du 20 mai 2004, ce tribunal a enjoint à deux employés d'ICG, MM. Lyon et Anderson, de produire l'information et les documents demandés et de se présenter en vue d'une déposition.

Le 15 juillet 2004, les intimés ont également introduit, à l'encontre d'ICG US cette fois et de J. Lyon, une procédure au fond devant le tribunal fédéral du district de Columbia (Washington). Ils leur réclament la réparation du préjudice financier que leurs agissements prétendument illicites leur auraient causé.

6. Par ordonnance du 12 août 2004, le premier juge a dit les demandes en référé d'ICG Belgique et ICG US non fondées.

Le 18 novembre 2004, les intimés se sont désistés, tous droits saufs, de leur demande de discovery pendante devant le tribunal fédéral de New York, tout en se réservant expressément le droit de poursuivre la procédure en discovery pendante devant le tribunal fédéral de Columbia.

Actuellement sont donc pendantes, outre la présente procédure en référé diligentée par ICG Belgique et ICG US contre les intimés:

- une action au fond devant le tribunal de première instance de Bruxelles menée par les intimés contre ICG Belgique et J. Lyon;

- une action au fond devant le tribunal fédéral du district de Columbia, dirigée par les intimés contre ICG US et J. Lyon;

- une action en discovery menée par les intimés contre ICG (Belgique et US, semble-t-il) et J. Lyon.

7. À la suite du désistement des intimés de la procédure introduite devant le tribunal fédéral de New York, les appelantes ont modifié leurs demandes qui se présentent actuellement ainsi:

- ordonner aux intimés d'arrêter toutes démarches visant à obtenir la production des documents visés dans l'ordonnance rendue le 20 mai 2004 par le tribunal fédéral du district de Columbia à l'encontre de deux employés, J. Lyon et A. Anderson ou, à tout le moins, ordonner aux intimés d'interrompre lesdites démarches jusqu'à ce qu'une décision intervienne quant à la recevabilité et/ou au fondement de l'action actuellement pendante devant le tribunal de première instance de Bruxelles, sous peine d'une amende de 10.000 euros par jour de retard;

- interdire aux intimés d'entamer toute procédure de “pre-trial discovery” aux États-Unis à l'encontre d'une quelconque entité juridique liée à ICG Belgique et/ou ICG US et/ou leurs employés et ayant pour objet direct ou indirect de soutenir ou d'étayer la procédure pendante devant le tribunal de première instance de Bruxelles, sous peine d'une astreinte de 10.000 euros par jour de retard.

Les appelantes reconnaissent que leur demande est devenue sans objet en ce qui concerne la procédure en discovery introduite devant le tribunal fédéral de New York.

Les intimés concluent au rejet de ces demandes et demandent à la cour, sous forme d'appel incident, de dire pour droit que les juridictions belges sont sans pouvoir de juridiction pour connaître de l'action originaire des appelantes.

IV. Le pouvoir de juridiction des tribunaux belges

8. Les défendeurs originaires sont domiciliés respectivement à Monaco, en Suisse et aux Pays-Bas. La Convention de Lugano concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale est donc applicable (C.J.C.E. 13 juillet 2000, C-412/98, Group Josi).

Une juridiction compétente pour connaître du fond d'une affaire conformément aux articles 2 et 5 à 18 de la convention reste compétente pour ordonner les mesures provisoires ou conservatoires qui s'avèrent nécessaires (C.J.C.E. 17 novembre 1998, C-391/95, Van Uden).

Par conséquent, le juge des référés belge est compétent pour ordonner des mesures provisoires ou conservatoires si les juridictions belges sont compétentes pour connaître du fond de l'affaire.

Par “mesures provisoires ou conservatoires” au sens de l'article 24 de la convention, il faut entendre les mesures qui, dans les matières relevant du champ d'application de la convention, sont destinées à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder des droits dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond (C.J.C.E. 28 avril 2005, C-104/03, St. Paul Dairy).

9. ICG soutient que la présente procédure est l'accessoire de la procédure au fond pendante devant le tribunal de première instance de Bruxelles de sorte que le juge des référés belge est compétent alors que, pour les intimés, cette procédure n'est que l'accessoire de l'action en “pre-trial discovery” introduite aux États-Unis.

Les intimés ont introduit leur action en “pre-trial discovery” pour obtenir des éléments à utiliser dans le cadre de la procédure au fond pendante devant le tribunal belge.

La présente procédure tend à faire obstacle à l'exécution de l'ordonnance du tribunal de Columbia autorisant la “discovery” et à la réitération de semblable procédure pour soutenir la procédure belge au fond. Elle ne demande pas l'aménagement de la situation des parties en attendant que le tribunal de Columbia se prononce sur la demande de “discovery”.

Les intimés réclament le gel de la situation actuelle des parties, en ce qui concerne les preuves dont elles disposent, jusqu'à ce que le tribunal de Bruxelles ait statué. Le maintien de la situation de fait et de droit qu'ils souhaitent s'inscrit donc dans le cadre de la procédure au fond actuellement pendante devant le tribunal de première instance de Bruxelles.

Le juge des référés belge est dès lors internationalement compétent pour statuer sur la demande qui lui est soumise.

Il importe peu à cet égard que les mesures demandées ne soient pas destinées à produire leurs effets en Belgique.

V. La recevabilité de la demande originaire

10. Les intimés soutiennent que la demande originaire d'ICG est irrecevable à défaut d'intérêt en ce qu'elle concerne l'action en discovery pendante devant le tribunal de Columbia parce que cette dernière concerne MM. Lyon et Anderson et non pas les appelantes.

Il ressort des pièces 7 et 8 d'ICG que MM. Lyon et Anderson ont été cités comme témoins mais que la procédure en discovery oppose les intimés à ICG et à J. Lyon. ICG justifie dès lors d'un intérêt personnel à faire obstacle à l'exécution de l'ordonnance rendue dans le cadre de cette procédure. Il importe peu que MM. Lyon et Anderson ne soient pas parties à la présente cause. La mesure ordonnée par le tribunal de Columbia restera sans effet à leur égard s'il est fait droit à la présente demande.

Par ailleurs, ICG Belgique et ICG US justifient d'un intérêt personnel à voir interdire toute nouvelle procédure de “pre-trial discovery” ayant pour objet direct ou indirect de soutenir la procédure qui a été introduite contre ICG Belgique devant le tribunal de première instance de Bruxelles dès lors que, dans leur thèse, l'exécution d'une telle procédure en “discovery” leur cause à toutes deux un important préjudice.

VI. Les conditions du référé
a) L'urgence

11. L'urgence est la crainte d'un préjudice d'une certaine gravité, voire d'un inconvénient sérieux qui rend une décision immédiate souhaitable.

ICG soutient que la procédure en “pre-trial discovery” octroierait aux intimés un avantage exorbitant dans le cadre de la procédure au fond. À supposer que ce moyen soit fondé, il ne justifierait pas l'urgence à agir pour faire interdire le “discovery” puisque le juge du fond belge garde la possibilité d'écarter des débats les pièces qui n'auraient pas été obtenues légitimement.

L'urgence doit s'apprécier au vu du préjudice que l'exécution de la “discovery” pourrait causer aux appelantes.

Selon ICG, la production des documents demandés leur causerait préjudice parce que serait notamment dévoilée l'identité de certaines sources utilisées par UCG US dans le cadre de ses travaux sur le terrain, ce qui ne manquerait pas de mettre ces personnes en danger, parce que seraient notamment dévoilés la correspondance et des documents confidentiels entre ICG US et ses employés et ICG US et ses donateurs et parce que ICG US serait mise en porte à faux vis-à-vis de ses donateurs.

Ce dernier argument peut être écarté d'emblée dès lors que, d'une part, la procédure de “discovery” est courante aux États-Unis et que, d'autre part, les donateurs ont déjà exécuté, sans observation ni réserve, l'injonction dont ils ont fait l'objet de la part du tribunal de New York.

ICG ne démontre nullement que les mesures qui auraient déjà été ordonnées ou pourraient encore l'être dans le cadre d'une procédure en “discovery” seraient de nature à mettre en danger la vie de ses informateurs. Elle ne s'explique aucunement sur sa façon de procéder pour rédiger ses rapports, sur le type d'informations qu'elle diffuse et les moyens qu'elle utilise pour obtenir celles-ci.

Par ailleurs, elle ne soutient pas que les juridictions américaines n'auraient pas respecté les règles de la procédure, auraient manifestement mal jugé au regard du droit des États-Unis ou n'auraient pas pris les mesures nécessaires pour garantir la sécurité des intéressés.

Elle admet que la procédure en “discovery” est tout à fait courante aux États-Unis, ce qui implique qu'ICG n'est pas confrontée à une procédure exceptionnelle qu'elle ne pouvait envisager en entamant ses activités. Ses donateurs, dont l'identité est publique, devaient également savoir que les personnes citées dans les rapports risquaient de contester ceux-ci et, le cas échéant, d'avoir recours à une procédure de “pre-trial discovery” pour étayer leurs plaintes.

Enfin, il n'est nullement démontré que les intimés ont entendu porter préjudice à ICG en introduisant la procédure en “discovery”. Cette procédure tend à étayer les moyens qu'ils font valoir à l'appui de leur demande au fond et ces moyens ne sont pas manifestement mal fondés.

ICG ne justifie donc pas de l'urgence au sens de l'article 584 du Code judiciaire et il n'y a pas lieu à référé.

VII. Conclusion

Pour ces motifs, la cour, statuant contradictoirement,

Reçoit les appels mais les dit non fondés.

(...)