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Actualité : Cour de cassation, 30/06/2006, R.D.C.-T.B.H., 2006/8, p. 875-882

Cour de cassation 30 juin 2006

FAILLITE
Administration et liquidation de la faillite - Curateur - Remplacement - Recours - Droits de la défense
Ch. Van Buggenhout, A. D'Ieteren, I. Van de Mierop et L. Focque q.q. faillite Sabena SA
Siég.: Cl. Parmentier, Ph. Echement, D. Batselé, A. Fettweis et D. Plas
M.P.: Ph. De Koster (avocat général délégué)
Pl.: Me B. Maes

(R.G. C.06.0298.F)

1. Antécédents de procédure - Sabena SA a été déclarée en faillite par jugement du 7 novembre 2001. Outre un collège de curateurs, sont désignés deux juges-commissaires, dont un sera remplacé plus tard, suite à l'expiration de son mandat de juge consulaire.

Par une lettre de convocation du 6 février 2004, les curateurs et les juges-commissaires sont invités à une “réunion” avec la chambre des faillites pour le 8 mars 2004. Le fondement légal invoqué est l'article 31 de la loi sur les faillites (remplacement du juge-commissaire et des curateurs) et il leur est demandé d'avoir avec eux tous les extraits de comptes bancaires de la faillite depuis le début jusqu'au 1er mars 2004. Cette convocation ne contient pas d'indication précise quant aux raisons pour lesquelles le tribunal souhaite entendre les curateurs et les juges-commissaires.

Suite à la “réunion”, le tribunal prononce le 15 mars 2004 un jugement qui décide qu'il n'y aura désormais plus qu'un seul juge-commissaire. En outre, le tribunal est d'avis que les curateurs se comportent comme de véritables hommes d'affaires et qu'ils prennent à cette occasion de grands risques - qu'aucune compagnie d'assurance n'accepte de couvrir - avec parfois pour conséquences des pertes opérationnelles. Les curateurs auraient, de plus, exposé des dépenses excessives. Ils auraient également violé l'article 51 de la loi sur les faillites en conservant des montants trop importants. Pour cette raison, une nouvelle “réunion” est fixée.

Les curateurs interjettent appel de ce jugement. Ils soutiennent que le tribunal a violé leurs droits de la défense et a commis un excès de pouvoir en détournant l'article 31 de la loi sur les faillites de sa finalité. D'après les curateurs, le tribunal a voulu s'immiscer illégalement dans la gestion de la faillite, alors que celle-ci relève de leur compétence et responsabilité exclusives.

Par arrêt du 22 octobre 2004, la cour d'appel juge que le tribunal est en effet sans compétence pour contraindre les curateurs à poser certains actes de gestion mais elle constate également qu'il n'est, en l'espèce, question d'aucune injonction d'agir. D'après la cour d'appel, le tribunal, avec sa lettre de convocation du 6 février 2004, n'avait pas l'intention de faire autre chose que d'examiner un éventuel remplacement des curateurs. Le tribunal peut procéder à un remplacement soit pour raison administrative soit pour faute de la part des curateurs. Puisque les curateurs étaient suspectés de ne pas avoir respecté l'article 51 de la loi sur les faillites, le tribunal pouvait, sans commettre d'excès de pouvoir, inviter les curateurs à se justifier. Pour le surplus, la cour d'appel s'interroge sur la recevabilité de l'appel des curateurs, d'une part, en ce qui concerne la décision de diminuer le nombre des juges-commissaires et, d'autre part, dans la mesure où l'appel porte non sur le dispositif mais sur les motifs qui ont amené le tribunal à organiser une nouvelle “réunion”.

Les curateurs se pourvoient en cassation contre l'arrêt de la cour d'appel. Le pourvoi est rejeté par arrêt du 28 novembre 2005 (R.G. n°. C.05.0033.F). Le pourvoi est prématuré dans la mesure où il porte sur la décision de rouvrir les débats. En ce qu'il est fait reproche à la cour d'appel d'avoir décidé qu'un remplacement des curateurs peut être justifié par des raisons administratives, la Cour décide que le moyen est irrecevable puisqu'il est basé sur un motif surabondant. Pour le surplus, la cour d'appel n'a pas méconnu la foi due au jugement du 15 mars 2004 dans la mesure où elle a conclu que le tribunal n'a pas pris de décision qui nuise aux intérêts des curateurs.

Ce qui s'est passé depuis l'arrêt du 28 novembre 2005 n'est pas connu mais, par lettre du 8 mai 2006, les curateurs sont à nouveaux convoqués à comparaître devant le tribunal de commerce de Bruxelles le 1er juin 2006 pour les raisons mentionnées dans le jugement du 15 mars 2004, dès lors que, selon la lettre de convocation, tous les recours contre ce jugement ont été épuisés.

Dès avant l'audience fixée pour le 1er juin 2006, les curateurs adressent au tribunal une lettre circonstanciée et déposent des conclusions au greffe. Les curateurs demandent une remise.

Un jugement du 6 juin 2006 remplace les curateurs, qui n'ont pas comparu à l'audience. Le tribunal considère que l'article 31 de la loi sur les faillites constitue une mesure purement interne, administrative, et nullement une sanction. D'après le tribunal, on doit déduire de l'absence des curateurs qu'ils refusent de produire certaines pièces justificatives et d'expliquer certaines dépenses qui étaient mentionnées dans le jugement du 15 mars 2004. En outre, le tribunal invoque encore d'autres circonstances qui n'étaient pas mentionnées dans le jugement du 15 mars 2004, entre autres la facturation d'honoraires sans l'intervention du tribunal. Surabondamment, le tribunal considère que les curateurs font obstacle à l'exercice de la mission du juge-commissaire.

De ses constatations, le tribunal déduit un manque de coopération et de transparence de la curatelle vis-à-vis du juge-commissaire, sinon du tribunal. Ceci peut porter préjudice à la nécessaire confiance entre les curateurs, les juges-commissaires, les créanciers et le failli. Puisque les curateurs sont seuls responsables de la gestion de la faillite, dans laquelle ni le juge-commissaire ni le tribunal ne peuvent s'immiscer, le juge-commissaire doit pouvoir pleinement exercer sa mission de surveillance, ce qui est difficile si les curateurs refusent de coopérer. Ceci justifie un réaménagement du collège des curateurs.

2. Le moyen - Les curateurs se pourvoient en cassation tant contre le jugement du 15 mars 2004 que contre celui du 6 juin 2006. Ils se prévalent d'un moyen unique divisé en trois branches.

La première branche soutient que le jugement du 6 juin 2006 n'a pas tenu compte de la lettre ni des conclusions que les curateurs avaient adressées au tribunal et dans lesquelles ils soutenaient, d'une part, qu'il n'y avait en l'espèce aucun fondement légal justifiant l'intervention du tribunal (ou du juge-commissaire) dans la gestion de la faillite et, d'autre part, qu'il y avait eu un contrôle précis de la part du juge-commissaire. Puisque le tribunal n'a pas même examiné ces prises de positions, sa décision n'est pas régulièrement motivée (violation de l'art. 149 de la Constitution).

La deuxième branche soutient avant tout que, dans le cadre de la procédure qui a conduit au jugement du 15 mars 2004, le tribunal a tenu compte de considérations qui ne pouvaient justifier l'application de l'article 31 de la loi sur les faillites. Le tribunal a en outre violé les droits de la défense des curateurs.

La troisième branche, enfin, contient un ensemble complexe de moyens que nous essayons de résumer ici. D'abord le tribunal, en fustigeant le prétendu manque de collaboration et de transparence de la part des curateurs, aurait méconnu la foi due à certaines pièces de procédure dans lesquelles les curateurs avaient répondu de manière circonstanciée aux critiques auxquelles ils avaient été soumis. En outre, les droits de la défense ont été violés ou bien on doit admettre que le jugement du 6 juin 2006 contient des dispositions contradictoires ou encore que le tribunal a dépassé les limites de sa saisine dès lors que, bien que le jugement du 6 juin 2006 ait été supposé être la conséquence de l'analyse qui avait été menée dans le jugement du 15 mars 2004, le dernier de ces jugements était en réalité basé sur des considérations qui n'avaient rien à voir avec la critique exprimée antérieurement.

3. Décision de la Cour de cassation - La Cour ne se prononce pas expressément sur la première branche (violation de l'obligation de motivation). Ceci est conforme à la politique habituelle de la Cour qui ne se montre pas trop sévère à l'égard de l'obligation de motivation. On ne peut déduire de conséquences du fait que la branche n'est pas examinée dans l'arrêt, si ce n'est que, dans l'esprit de la Cour, les autres branches étaient susceptibles de conduire plus directement à une cassation plus complète. Pour autant qu'il y ait eu une réponse à la lettre et aux conclusions du curateur, cette réponse était en tout cas très succincte. La Cour n'a pas saisi ou pu saisir l'occasion pour préciser l'obligation de motivation d'un tribunal (qui agit d'ailleurs d'office) dans un cas où les défendeurs comparaissent dans un premier temps, où le tribunal rend un jugement interlocutoire (qui fait l'objet de recours), où plus tard les défendeurs sont à nouveau convoqués, et où ils déposent des conclusions mais ne comparaissent finalement pas [1].

La deuxième branche du moyen vise surtout le jugement du 15 mars 2004. Dès lors que le dispositif de ce jugement se limite à ramener à un le nombre de juges-commissaires et, pour le surplus, à fixer une nouvelle “réunion”, ce jugement ne fait pas grief aux curateurs. Cette deuxième branche est donc irrecevable.

La troisième branche est par contre déclarée fondée. L'article 31 alinéas 1 et 2 de la loi sur les faillites dispose: “Le tribunal de commerce peut, à tout moment, remplacer le juge-commissaire par un autre de ses membres ainsi que remplacer les curateurs ou l'un d'eux, en augmenter ou en diminuer le nombre. Les curateurs dont le remplacement est envisagé, sont préalablement appelés et, après rapport du juge-commissaire, entendus en chambre du conseil. Le jugement est prononcé en audience publique.”. D'après la Cour de cassation, [l]a décision de remplacer un curateur est un acte juridictionnel. Les droits de la défense constituent un principe général applicable devant toutes les juridictions, même si le législateur n'en a pas réglé ou n'en a réglé que partiellement l'exercice. Ils impliquent que la partie ait la possibilité de contredire tout fait ou toute pièce qui est de nature à influencer la décision du juge.”. Puisque, d'après la Cour de cassation, le jugement du 6 juin 2006 retient des griefs qui sont étrangers aux questions que le tribunal avait annoncées dans son jugement du 15 mars 2004, alors que les curateurs n'ont pas reçu la possibilité de conduire leur défense à propos de ces nouveaux griefs, ce jugement viole tant le principe général du droit relatif au respect des droits de la défense que l'article 31 alinéa 2 précité de la loi sur les faillites.

4. Portée de l'arrêt - L'article 31 alinéas 1 et 2 de la loi sur les faillites du 8 août 1997 est largement conforme à l'article 462 du Code de commerce. Sous cette législation antérieure, “les jugements relatifs à la nomination ou au remplacement du juge-commissaire, à la nomination ou à la révocation des curateurs” n'étaient “susceptibles d'opposition, ni d'appel, ni de recours en cassation” (art. 465, 2ème al. du Code de commerce). Depuis l'entrée en vigueur de la nouvelle loi sur les faillites, l'article 37 alinéa 2.1 de cette loi n'exclut plus que l'opposition et l'appel contre “les jugements relatifs à la nomination ou au remplacement de juges-commissaires ou de curateurs.”. Le recours en cassation est dès lors bien possible.

En vertu de l'article 31 alinéa 3 de la loi sur les faillites du 8 août 1997, [l]e jugement ordonnant le remplacement d'un curateur lui est notifié à la diligence du greffier. Il est, à la diligence du greffier du tribunal de commerce et dans les cinq jours de sa date, publié par extrait au Moniteur belge. Une copie du jugement est également transmise pour information au ministère public.”.

Ce qu'on a appelé la “loi de réparation” du 4 septembre 2002 a ajouté un quatrième alinéa à la loi sur les faillites: “Si le curateur est remplacé à sa demande, il en est fait explicitement mention dans la publication susvisée.”. Cette disposition nouvelle est la conséquence d'un amendement qui avait été justifié comme suit: “L'alinéa 2 de l'article 31 prévoit clairement que le curateur ne peut être remplacé que pour fraude ou erreur de gestion. Il peut exister d'autres motifs justifiant le remplacement du curateur et celui-ci peut aussi, plus particulièrement, être remplacé à sa demande pour toutes sortes de raisons, par exemple pour cause de maladie. La publication laconique au Moniteur belge d'un jugement par extrait dans lequel on peut lire que le curateur a été remplacé par jugement du tribunal de commerce est dès lors désobligeante pour l'intéressé.” [2].

Cette modification législative a donné lieu à une discussion: est-il bien exact qu'un remplacement du curateur dans le cadre de l'article 31 de la loi sur les faillites doit en principe se comprendre comme constituant une sanction [3]?

La Cour d'arbitrage a déjà considéré de son côté que [l]e remplacement du curateur n'est pas une mesure disciplinaire, mais une mesure interne du tribunal de commerce visant au règlement rapide et efficace de la faillite. La position du curateur doit toujours être examinée sous cet éclairage.” [4].

Par l'arrêt annoté, la Cour de cassation décide clairement que le remplacement du curateur constitue un “acte juridictionnel” de manière telle que les droits de la défense doivent être pris en considération. Ce n'est probablement pas par hasard que la Cour utilise l'expression “acte juridictionnel”, qui, auparavant, a également été utilisée pour déterminer la nature d'une faillite d'office sous l'ancienne législation [5]. Ceci est d'ailleurs d'emblée le principal enseignement de l'arrêt: il élargit considérablement la possibilité pour la Cour de cassation de censurer certains actes, de nature plutôt administrative, posés par les cours et tribunaux.

Vu les termes de la troisième branche du moyen de cassation, la Cour ne devait pas et, vu la mission de la Cour, ne pouvait pas aller plus loin pour préciser dans ce qui aurait été un obiter dictum la nature d'un remplacement: sanction et/ou mesure administrative [6].

[1] Sur l'obligation de motivation à l'égard d'une partie qui ne comparaît plus après l'audience d'introduction mais qui a néanmoins déposé à temps des conclusions, voy. Cass. 15 mars 2001, R.G. n° C.00.0366.F, Pas. 2001, n° 136, p. 418; Cass. 15 décembre 1995, R.G. n° C.95.01108.F, Pas. 1995, I, n° 554, p. 1173; à propos du juge qui doit statuer par défaut, voy. encore récemment H. Boularbah, “Le jugement par défaut en procédure civile” (note sous C.A. 1er mars 2006), J.T. 2006, p. 270 ; A. Smets, “Het beantwoorden van de conclusies van de niet-verschijnende partij overeenkomstig art. 804, tweede lid, Ger.W. en de eventuele heropening van het debat” (note sous J.P. Courtrai 13 janvier 2004), R.W. 2004-05, p. 398, chaque fois avec les références citées.
[2] Projet de loi modifiant la loi du 8 août 1997 sur les faillites, la loi du 17 juillet 1997 relative au concordat judiciaire et le Code des sociétés, amendement n° 50, Doc. parl. Chambre 2000-01, n° 50-1132/008, p. 12; voy. aussi le rapport de Mme A. Barzin, Doc. parl. Chambre 2000-01, n° 50-1132/013, pp. 52-53.
[3] Dans le sens d'une sanction: E. Van Camp, “De curator”, in H. Braeckmans, H. Cousy, E. Dirix, B. Tilleman et M. Vanmeenen (éds.), Curators en vereffenaars: actuele ontwikkelingen, 2006, Anvers, Intersentia, p. 387, n° 30 et “Organen van insolventie”, in Insolventierecht, XXXIème Cycle postuniversitaire Willy Delva 2004-2005, 2006, Malines, Kluwer, p. 344. Dans le sens d'une mesure administrative: A. Zenner, Faillites et concordats 2002, Les dossiers du J.T., n° 38, 2003, Bruxelles, Larcier, n° 125, pp. 147-148. Pour une approche nuancée: I. Verougstraete, Manuel de la faillite et du concordat, 2003, Bruxelles, Kluwer, n° 400, pp. 269-270. Voy. aussi A. De Wilde, “Reparatiewet faillissement”, R.W. 2002-03, p. 564, n° 11.
[4] C.A. n° 43/2004, 17 mars 2004, § B.3.4., R.D.C. 2004, p. 614 , note M. Vanmeenen (reflet et commentaire); comp. Cass. 28 novembre 2005, R.G. n° C.05.0033.F.
[5] Cass. 17 novembre 1988, R.D.C. 1989, p. 229, concl. B. Janssens de Bisthoven, note G. Horsmans, R.C.J.B., p. 407, note Fr. Rigaux et J. Van Compernolle, Pas. 1989, I, n° 160, p. 289, concl. B. Janssens de Bisthoven.
[6] Voy. déjà Cass. 28 novembre 2005 (R.G. n° C.05.0033.F).