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Tribunal de première instance Bruxelles, 20/02/2004, R.D.C.-T.B.H., 2006/1, p. 91-94

Tribunal de première instance de Bruxelles 20 février 2004

HYPOTHÈQUES
Hypothèque conventionnelle - Mandat d'hypothéquer - Conversion - Abus de droit - Exécution de bonne foi des conventions
Le principe du droit pour le créancier de convertir un mandat d'hypothéquer en hypothèque ne peut être contesté. Il convient néanmoins d'avoir égard aux circonstances pour déterminer si l'exercice de ce droit n'est pas abusif.
Dans certaines circonstances et en l'absence de tout péril avéré pour ses créances, la conversion d'un mandat d'hypothéquer peut être constitutive d'un manquement à l'obligation d'exécution de bonne foi des conventions et d'un abus de droit.
HYPOTHEKEN
Conventionele hypotheek - Hypothecaire volmacht - Omzetting - Rechtsmisbruik - Uitvoering te goeder trouw van de overeenkomsten
Het recht voor de schuldeiser om zijn hypothecaire volmacht om te zetten in hypotheek mag in principe niet betwist worden. Toch moet men rekening houden met de omstandig­heden om te beslissen of de oefening van dit recht niet abusief is.
In bepaalde omstandigheden en in afwezigheid van enig vaststaand gevaar voor de gegarandeerde schuldvorderingen, zou de omzetting van de hypothecaire volmacht kunnen beschouwd worden als een gebrek in de uitvoering te goeder trouw van de overeenkomsten en als een rechtsmisbruik.

SA Azur, SA Azur Finances, D. De Backer, O. Bordignon et M. Comin / SA Fortis Banque

Siég.: Mr. Stevens (juge unique)
Pl.: Mes B. Thieffry et André-Dumont loco J.-P. Buyle
I. Les faits

1. Le 27 novembre 1993, les époux De Backer-Bordignon ont acheté les 1.800 actions de la SA Azur pour un prix total de 5.000.0000 FB, financé par un crédit conclu par eux et par la dame Comin, mère du demandeur Bordignon, auprès de la CGER, aujourd'hui Fortis Banque, et garanti par un mandat hypothécaire sur la maison d'habitation de la demanderesse Comin, située boulevard Lambermont 442 à 1040 Bruxelles (Schaerbeek).

2. Les consorts De Backer-Bordignon étaient titulaires chacun d'une action, le solde étant la propriété de la SA Azur Finances, qu'ils avaient constituée le même jour, chacun souscrivant la moitié des actions.

3. Le 27 novembre 1993, la SA Azur a conclu avec la CGER une convention d'ouverture de crédit d'un montant de 38.000.000 FB, à durée indéterminée, en vue de l'acquisition d'un terrain et l'aménagement d'un home pour personnes âgées sis à Braine-l'Alleud, avenue de Guéménée, n° 6 et de la consolidation de son fonds de roulement.

Ce crédit était garanti par diverses sûretés réelles et personnelles, ainsi que par un mandat hypothécaire sur la maison de repos et le terrain.

4. Toujours à la même date, la SA Azur Finances s'est vue consentir par la CGER une ouverture de crédit de 7.800.000 FB.

Ce crédit était garanti notamment par un mandat hypothécaire sur l'appartement de 7ème étage, la cave et la chambre n° 10 du 9ème étage du n° 33 du boulevard Reyers à Schaerbeek, appartenant aux consorts De Backer-Bordignon.

5. Enfin, les consorts De Backer-Bordignon ont acheté le 20 mai 1996 une maison d'habitation située avenue Constant Montald, 23 à Woluwé-Saint-Lambert, pour un prix de 5.100.000 FB plus frais et ce grâce à un crédit hypothécaire à durée indéterminée, souscrit solidairement et indivisiblement pour un montant total de 7.000.000 FB auprès de la CGER Banque et de la CGER Assurances.

Le divorce des époux De Backer-Bordignon a été transcrit le 20 mars 2000.

À la suite de ce divorce, les consorts De Backer-Bordignon ont réorganisé l'actionnariat et l'administration des SA Azur et Azur Finances, Mme De Backer achetant les participations de Bordignon dans les deux sociétés.

7. Cette réorganisation devait s'accompagner d'une renégociation globale des crédits, impliquant la libération personnelle de Bordignon de tout engagement direct ou indirect.

8. À cette fin, les consorts De Backer-Bordignon ont pris contact avec la défenderesse Fortis, semble-t-il dès le début de l'année 2000 (cf. pièce 12 du dossier des demandeurs).

9. Par ailleurs, la demanderesse De Backer a également pris contact, selon ses dires le 2 août 2000, avec le Crédit Professionnel, dans le même but, et en a informé Fortis Banque.

10. Ceci a été confirmé par télécopie du 16 août 2000, du Crédit Professionnel à Fortis Banque.

11. Dans ce cadre, Fortis Banque, par lettre du 28 août 2000 à Bordignon, a émis divers griefs, observations et conditions, à un aménagement des crédits, concluant que: “Cette proposition constitue la base de notre future discussion, en présence des conseils de chacune des parties, programmée au début de ce mois de septembre”.

12. Le 5 septembre 2000, le Crédit Professionnel a marqué son accord à la SA Azur pour lui consentir une ouverture de crédit de 35.000.000 FB.

13. Le même jour, Fortis Banque a communiqué à Bordignon le décompte pour le remboursement anticipé de deux crédits hypothécaires.

D'autres décomptes, concernant les autres crédits, seront communiqués le 13 septembre 2000.

14. Par télécopie du 6 septembre 2000, Fortis a informé les consorts Bordignon-De Backer de ce qu'elle attendait l'accord de principe du Crédit Professionnel pour le refinancement des crédits “pour le 6 septembre 2000 au plus tard”, à défaut de quoi “les mandats hypothécaires seront convertis comme prévu ce 7 septembre à midi”.

15. Le 7 septembre 2000, Fortis a effectivement converti les mandats hypothécaires accordés sur la maison de repos, l'habitation de la demanderesse Comin, et l'appartement du boulevard Reyers.

II. L'objet des demandes

1. Les demandeurs considèrent que la défenderesse a commis une faute en résiliant unilatéralement et immédiatement les crédits dès le 5 septembre 2000.

Ils sollicitent chacun une indemnité de 6.197,34 euros de ce chef.

2. En outre, ils considèrent que la défenderesse a également commis une faute en convertissant les trois mandats hypothécaires et sollicitent le remboursement des frais hypothécaires dont ils ont été débités, ainsi que des frais de radiation.

Ils réclament de ce chef:

- pour la SA Azur: 11.604,42 euros;

- pour la SA Azur Finances: 2.503,72 euros;

- pour Mme De Backer et Mr. Bordignon ensemble 2.156,67 euros;

- pour Mme De Backer, Mr. Bordignon et la SA Azur ensemble: 2.560,47 euros;

- pour Mme Comin: 1.250 euros.

3. La défenderesse conteste avoir commis une quelconque faute. Elle soutient en effet qu'elle n'a nullement résilié les crédits le 5 septembre 2000 mais que ce sont les demandeurs qui ont procédé au remboursement anticipé de ces crédits, le 27 décembre 2000.

Par ailleurs, elle soutient qu'en procédant à la conversion des mandats hypothécaires, elle n'a fait qu'user de son droit contractuel et que la conversion tient à l'essence même du mécanisme du mandat hypothécaire et que, partant, sa mise en oeuvre ne peut en principe constituer un abus de droit.

4. En conséquence, elle estime que la demande principale est téméraire et vexatoire et a formé une demande reconventionnelle tendant au paiement d'une indemnité de 2.500 euros de ce chef.

III. Discussion
A) Quant à la résiliation fautive des crédits

Attendu que la lettre de la défenderesse du 5 septembre 2000 s'inscrit dans le cadre de la renégociation ou du refinancement des crédits, à l'initiative des demandeurs;

Qu'elle répond, selon toute vraisemblance, à une requête des demandeurs qui souhaitaient connaître le montant exact des remboursements anticipés qu'ils envisageaient de faire dans ce cadre;

Que le texte de cette lettre, indiquant que “Ce décompte est valable sous réserve:

- que ce montant soit versé (...) à partir du 5 septembre 2000 jusqu'au 31 octobre 2000. Pour des remboursements anticipés en dehors de cette période de validité, veuillez demander un nouveau décompte”, correspond bien à cette interprétation;

Que l'objet des décomptes du 13 septembre 2000 est manifestement identique;

Qu'en outre, l'on recherche vainement dans cette lettre une quelconque trace d'une volonté de résiliation des crédits de la part de la défenderesse;

Qu'en outre, la défenderesse fait encore valoir que la SA Azur a demandé, à l'intervention de Mme De Backer, de pouvoir encore user du crédit de caisse, les 12 et 22 décembre 2000, ce qui est évidemment incompatible avec la résiliation des crédits le 5 septembre 2000;

Qu'enfin, la lettre récapitulative du 26 décembre 2000 du conseil des demandeurs, ne fait nullement état d'une telle résiliation mais bien d'un remboursement anticipé au 27 décembre 2000.

Attendu en conséquence qu'il n'y a pas eu résiliation, ni a fortiori résiliation fautive des crédits par la défenderesse et que, partant, la demande principale manque de fondement de ce chef.

B) Quant à la conversion des mandats hypothécaires

Attendu que les demandeurs font grief à la défenderesse d'avoir converti les mandats hypothécaires le 7 septembre 2000, sans avertissement formel, ni mise en demeure préalable, et ce alors qu'ils renégociaient les crédits, avec Fortis d'une part, avec le Crédit Professionnel d'autre part, ce que la défenderesse n'ignorait pas;

Que la défenderesse soutient qu'elle n'a fait qu'user de son droit contractuel et que la possibilité de convertir le mandat en hypothèque est de l'essence même du mécanisme du mandat hypothécaire, en sorte qu'en principe, une telle conversion, même sans avertissement préalable, n'est pas constitutive d'abus de droit.

Attendu que le principe du droit pour le créancier de convertir le mandat en hypothèque ne peut être contesté;

Qu'il convient néanmoins d'avoir égard aux circonstances de la cause pour déterminer si l'exercice de ce droit n'est pas abusif.

Attendu qu'en l'espèce, la seule allusion à une éventuelle conversion est contenue dans la télécopie du demandeur Bordignon, du 3 août 2000, et ne concerne que le mandat donné par la demanderesse Comin (cf. pièce 15 des demandeurs: “Dans cette perspective, je vous demande dès lors de reconsidérer votre position quant à la conversion du mandat de Madame Comin en hypothèque et de ne prendre aucune action avant que nous ayons pu débattre d'une proposition globale, à venir en septembre”);

Que le 16 août 2000, la défenderesse a été informée par le Crédit Professionnel qu'un dossier avait été introduit au nom d'Azur SA et d'Azur Finances SA par Mme De Backer;

Que par sa lettre du 28 août 2000, la défenderesse, qui formulait cependant divers griefs et exigences, comme base d'une “future discussion” ne soufflait mot de la conversion des mandats hypothécaires, alors même qu'elle avait déjà chargé son notaire de préparer les actes de conversion, ainsi qu'il résulte de la lettre du notaire Verelst du 23 mai 2002 (cf. pièce 29 des demandeurs);

Que la défenderesse terminait sa lettre du 28 août 2000 en faisant état d'une réunion “programmée au début du mois de septembre”;

Que la lettre de la défenderesse du 5 septembre 2000 n'invoquait pas plus une conversion imminente de ces mandats;

Que ce n'est finalement que par une télécopie datée du 6 septembre 2000, à 10 h 16, que la défenderesse annonçait aux demandeurs Bordignon et De Backer son intention de procéder à la conversion le lendemain 7 septembre à midi, soit à peine plus de 24 heures plus tard, si elle n'obtenait pas le jour même (soit le 6 septembre) l'accord de principe écrit du Crédit Professionnel, signé pour accord par les consorts Bordignon-De Backer;

Que le délai ainsi accordé aux demandeurs était particulièrement bref, voire irréaliste;

Que cependant, par télécopie datée du 7 septembre 2000, à 11 h 42, soit avant l'expiration du délai imparti, le conseil des demandeurs communiquait à la défenderesse l'engagement écrit et signé du Crédit Professionnel de consentir aux demandeurs une ouverture de crédit de 35.000.000 FB;

Que, nonobstant cette communication, la défenderesse a procédé à la conversion des mandats, le jour même.

Attendu que, ce faisant, dans les circonstances prérappelées et en l'absence de tout péril avéré pour ses créances, la défenderesse a manqué à son devoir d'exécution de bonne foi des conventions et a commis un abus de droit;

Qu'elle sera condamnée à rembourser les frais inutilement causés aux demandeurs par ses agissements fautifs, le lien causal entre ces frais et la conversion des mandats étant évident.

C) Quant au dommage

Attendu qu'il résulte de l'annexe à la pièce 24 des demandeurs que le compte de la SA Azur a été indûment débité, le 6 septembre 2000, de la somme de 468.000 FB ou 11.601,42 euros;

Que la SA Azur Finances réclame 2.503,72 euros (101.000 FB) qui auraient été débités de son compte bancaire, mais ne produit aucune pièce justificative;

Que les consorts De Backer-Bordignon réclament 2.156,67 euros (87.000 FB) qui auraient été débités de leur compte bancaire commun mais ne produisent aucune pièce justificative;

Que les consorts De Backer-Bordignon et la SA Azur ensemble réclament 2.560,47 euros (103.289 FB) mais qu'il semble résulter de la pièce 29 que cette somme concerne les consorts De Backer-Bordignon, mais aurait été payée par la SA Azur;

Que la demanderesse Comin réclame 1.250 euros à titre provisionnel “pour faire radier l'inscription hypothécaire”;

Que les frais d'une telle radiation devraient pouvoir être évalués de façon précise.

Attendu que le tribunal ordonnera la réouverture des débats afin de permettre aux demandeurs de fournir de plus amples explications et de fournir toutes pièces justificatives quant aux montants litigieux indiqués ci-dessus.

(...)

Par ces motifs,

Le tribunal,

(...)

Déclare la demande principale recevable mais non fondée quant à la résiliation fautive;

Déclare la demande principale recevable et fondée quant à la conversion abusive des mandats hypothécaires, dans la mesure ci-après;

Condamne la défenderesse à payer à la SA Azur la somme de 11.604,42 euros, à majorer des intérêts moratoires au taux légal depuis le 7 septembre 2000 jusqu'à ce jour, et des intérêts judiciaires ensuite jusqu'à parfait paiement;

Ordonne la réouverture des débats aux fins précisées ci-dessus et fixe à nouveau la cause à l'audience du 28 mai 2004 pour 30 minutes de plaidoiries;

(...)