Article

Tribunal de première instance Bruxelles, 23/09/2004, R.D.C.-T.B.H., 2006/1, p. 125-128

Tribunal de première instance de Bruxelles 23 septembre 2004

DROIT FINANCIER
Institutions financières et intermédiaires financiers - Gestionnaires de fortune - Objectifs du client non précisés - Nullité du contrat
L'obligation pour le gestionnaire de fortune de conclure une convention écrite prévoyant notamment les objectifs du client en matière de gestion est une obligation de résultat. Cette formalité est prescrite à peine de nullité. La nullité de la convention opère avec effet rétroactif, sous réserve des commissions de gestion perçues par le gestionnaire qui sont considérées comme définitivement acquises.
La sélection dans un contrat de gestion de l'option portefeuille “actions” ne suffit pas à définir les objectifs d'un investisseur qui souhaite un portefeuille exclusivement composé d'actions.
FINANCIEEL RECHT
Financiële instellingen en financiële tussenpersonen - Vermogensbeheerders - Niet verduidelijkte objectieven van de cliënt - Nietigheid van de overeenkomst
De plicht van de vermogensbeheerder om een geschreven overeenkomst te sluiten die onder andere de objectieven van de cliënt met betrekking tot het beheer bepaalt is een resultaatsverbintenis. Deze formaliteit is voorgeschreven op straffe van nietigheid. De nietigheid van de overeenkomst werkt met terugwerkende kracht, onder voorbehoud van de beheercommissies ontvangen door de beheerder die beschouwd worden als zijnde definitief verworven.
De selectie in een overeenkomst van vermogensbeheer van de portefeuilleoptie “aandelen” volstaat niet om de objectieven van de belegger te bepalen wanneer deze een portefeuille wenst die enkel aandelen bevat.

A. D. / SA ING

Siég.: R. Coirbay (juge unique)
Pl.: Mes R. Hardy, F. Glansdorff et J.-P. Buyle

(...)

I. Objet de l'action

Attendu qu'à titre principal, le demandeur souhaite que le tribunal prononce la nullité de la convention de gestion de fortune qu'il a conclue le 14 mars 2000 avec la défenderesse;

Qu'en conséquence, il demande la condamnation de la défenderesse à lui payer:

- 1.115.520,86 euros à majorer des intérêts compensatoires au taux légal depuis le 3 avril 2000, sous déduction de la somme de 739.125,90 euros, rétrocédée le 13 juillet 2001, cette somme s'imputant en premier lieu sur les intérêts et, ensuite, sur le principal;

- un euro provisionnel à valoir sur les commissions perçues;

(...)

II. Les faits

Attendu que les faits utiles à la solution du litige peuvent être résumés comme suit:

1. Monsieur A. D. a conclu, le 14 mars 2000, une convention de gestion de fortune avec la SA BBL, actuellement dénommée la SA ING Belgique, (...);

Il n'est pas contesté que les signataires de cette convention se connaissaient bien, la banque ayant suivi le parcours professionnel de Monsieur A. D., ingénieur commercial, qui, ayant exercé avec succès des activités dans le secteur de l'édition, avait revendu les parts de la société qu'il avait constituée dans ce cadre, société dont les comptes se trouvaient dans ladite agence;

Initialement, la somme confiée, versée début avril 2000, s'élevait à 40.000.000 FB ou 991.574,10 euros;

Un versement complémentaire a porté les avoirs gérés à 45.000.000 FB ou 1.115.520,08 euros;

2. L'exposé préalable de la convention mentionne ce qui suit:

“Le client a l'intention de confier la gestion de certains de ses avoirs à la banque. Dans ce cadre, la banque a demandé au client les informations utiles sur son expérience en matière d'investissement et ses objectifs en ce qui concerne les services demandés à la banque.

Elle a remis au client, ce que ce dernier reconnaît, un document standardisé indiquant la nature des instruments de placement ainsi que le type de risque qui y est lié.”

L'article 2 de la convention, intitulé “Objectifs de gestion du client”, se présente comme suit:

“II résulte des informations recueillies comme indiqué dans l'exposé que le client désire le type de gestion suivant (1) mettre une croix dans la case appropriée:

I. Rendement maximum, axé principalement sur des placements en obligations et actions de rendement.

II. Rendement associé à la valorisation du capital, principalement par une répartition équilibrée en actions et obligations.

III. Valorisation du capital, principalement au moyen d'actions et d'obligations offrant des possibilités potentielles de plus-value.

IV. Autres (à préciser).”

Les cases I, II et III n'ont pas été cochées;

La case IV de l'article 2 a été cochée, suivie de la mention manuscrite “Actions”, en majuscules;

L'article 3 définit le type d'opérations autorisées; il prévoit notamment que la banque pourra acheter ou vendre tous titres d'organismes de placement collectifs patronnés et/ou gérés par elle ou par une de ses filiales; il exclut les opérations relatives à des options.

L'article 4, intitulé “Risque financier admis”, précise que “le client accepte le risque inhérent à tout investissement mobilier, dans le cadre défini aux articles 2 et 3 et dans le document standardisé qui lui a été remis”;

L'article 7 prévoit que la banque est rémunérée par une commission de gestion calculée au taux annuel de 2,5 pour mille de la valeur des avoirs gérés, si cette valeur n'excède pas 10 millions de francs belges et de 2 pour mille de la valeur des avoirs gérés pour la tranche se situant entre 10 et 50 millions;

L'article 8 précise qu'il s'agit d'une convention à durée indéterminée à laquelle chaque partie peut mettre fin.

4. Après septembre 2000, la valeur des avoirs gérés a chuté de manière significative;

Un premier relevé des opérations relatif à la période du 1er janvier au 30 avril 2000 révèle qu'à cette date, le portefeuille a une valeur de 45.736.512 FB ou 1.133.778,50 euros et se compose à 64,02% d'actions et à 35,98% de liquidités;

En ce qui concerne les actions, 47,57% d'entre elles relèvent du secteur de l'électronique et des constructions électriques;

Un deuxième relevé, pour la période du 1er mai au 31 août 2000, révèle qu'à cette date, le portefeuille a une valeur de 47.964.786 FB ou 1.189.015,90 euros et se compose à 87,75% d'actions et à 12,25% de liquidités;

En ce qui concerne les actions, 52,46% d'entre elles relèvent du secteur de l'électronique et des constructions électriques;

Le 18 septembre 2000, la valeur totale du portefeuille est estimée à 46.935.745 FB ou 1.163.506,70 euros;

Le 31 décembre 2000, le portefeuille a une valeur estimée à 37.266.599 FB ou 923.814,86 euros et 39,88% des actions relèvent du secteur de l'électronique et des constructions électriques;

Le 22 février 2001, le portefeuille a une valeur estimée à 34.010.019 FB ou 843.086,27 euros;

Le 30 juin 2001, la valeur de ce portefeuille est estimée à 31.286.092 FB ou 775.561,96 euros;

5. Il n'est pas contesté que Monsieur A. D. s'est inquiété de la perte de valeur subie par ses avoirs et qu'à partir de septembre 2000, plusieurs réunions ont eu lieu entre les parties au cours desquelles Monsieur A. D. a remis en question la gestion effectuée par la banque;

Il n'existe cependant aucune trace écrite de la teneur exacte des discussions entre les parties;

6. Par courrier du 3 juillet 2001, la BBL notifie à Monsieur A. D. son intention de mettre un terme à la convention de gestion de fortune, moyennant le préavis conventionnel de 7 jours;

Par courrier du 12 juillet 2001, Monsieur A. D. accuse réception de la lettre du 3 juillet et émet des réserves en ce qui concerne la conclusion et l'exécution de cette convention;

7. Par courrier du 16 août 2001 adressé à la banque, le conseil de Monsieur A. D. met en cause la responsabilité de la défenderesse et mentionne que Monsieur A. D. “avait exprimé le souhait (...) d'obtenir un rendement de l'ordre de 8 à 9% à long terme, préférant éviter de tabler sur un rendement rapide qui supposait des risques plus élevés”;

Dans un courrier du 10 septembre 2001, la banque précise en ces termes les raisons qui l'ont poussée à mettre un terme à la convention:

“Les interlocuteurs de Monsieur A. D. ont eu très rapidement à faire face à ses critiques répétées quant à la composition de son portefeuille. Ils se sont rendus compte que Monsieur A. D. souhaitait prendre de gros risques en escomptant un gain rapide sans accepter les aléas des marchés financiers”;

8. La présente procédure a été introduite par citation du 21 juin 2002.

III. Discussion

1. Attendu que Monsieur A. D. demande au tribunal de prononcer la nullité de la convention de gestion de fortune en raison de l'absence de précision, dans le texte de la convention, de ses objectifs de gestion;

2. Attendu que la gestion de fortune est un service d'investissement qui a pour objet la gestion, sur une base discrétionnaire et individualisée, de portefeuilles d'investissement dans le cadre d'un mandat donné par les investisseurs lorsque ces portefeuilles comportent un ou plusieurs instruments financiers (art. 46 de la loi du 6 avril 1995 relative aux marchés secondaires, au statut des entreprises d'investissement et à leur contrôle, aux intermédiaires et conseillers en placements);

Attendu que la loi du 6 avril 1995 impose notamment aux gestionnaires de fortune de:

- servir au mieux les intérêts de leurs clients avec la compétence, le soin et la diligence qui s'imposent, compte tenu du degré de connaissance professionnelle de ces clients (art. 36 § 1er, 2°);

- recueillir d'une manière appropriée auprès des clients qu'ils conseillent, toute information utile concernant la situation financière de leur client, leur expérience en matière d'investissement, et leurs objectifs de placement qui sont raisonnablement significatifs pour pouvoir réaliser au mieux leurs engagements vis-à-vis de leurs clients en ce qui concerne les services demandés (art. 36 § 1er, 4°);

Attendu que cette loi a confié au Roi le soin de déterminer, dans un arrêté, les règles relatives à la convention de gestion de fortune, à l'information des clients et à la reddition de compte;

Qu'à défaut de nouvel arrêté pris sous l'empire de cette loi, il convient de se référer à l'arrêté du 5 août 1991 relatif à la gestion de fortune et au conseil en placements, pris sous l'empire de la législation antérieure (loi du 4 décembre 1990 relative aux opérations financières et aux marchés financiers);

Que cet arrêté impose la rédaction d'une convention écrite qui doit contenir plusieurs mentions obligatoires: notamment, l'objet de la convention, les objectifs du client en matière de gestion, le type d'opérations autorisées et les instruments de placement sur lesquels porteront ces opérations, le risque financier admis;

Qu'ainsi, l'article 8 § 1er de cet arrêté énonce que les sociétés de gestion de fortune ne peuvent commencer à prester des services de gestion de fortune à un client avant d'avoir conclu avec celui-ci une convention écrite prévoyant notamment les objectifs du client en matière de gestion conformément à l'article 19;

Que l'article 19 impose aux sociétés de gestion de fortune, avant de conclure une convention de gestion de fortune, de demander à leurs clients les informations utiles sur leur expérience en matière d'investissement, et leurs objectifs en ce qui concerne les services demandés;

Attendu que la doctrine enseigne que la formalité de l'écrit est prescrite à peine de nullité et que cette sanction s'applique également en cas de convention écrite, mais incomplète (J.-F. Romain, “La gestion de fortune et le conseil en placement. Le praticien confronté au nouveau régime légal et réglementaire”, DAOR 1992, p. 19; D. Roger et M. Salmon, “Réflexions relatives à la responsabilité contractuelle des gérants de fortune et des conseillers en placements”, J.T. 1998, n° 16, p. 396 ; “La gestion de fortune et le mandat”, in Bankcontracten, die Keure, 2004, n° 7, p. 328; S. Dejonghe, “Reglementair Kader van het vermogensbeheer”, in Bankcontracten, o.c., n° 11, p. 355);

Attendu que la loi ne précise pas ce qu'elle entend par les “objectifs de gestion” du client; qu'il résulte cependant de l'article 19 de l'arrêté du 5 août 1991 et de l'article 36 § 1er, 2° et 4° de la loi du 6 avril 1995 que ceux-ci sont à mettre en relation avec le profil de l'investisseur et son expérience en matière d'investissement; que les objectifs doivent être raisonnablement significatifs pour pouvoir réaliser au mieux les engagements souscrits envers le client;

Que, par ailleurs, la doctrine indique que les objectifs ne doivent pas être définis de manière trop stricte, au risque de rendre la gestion impossible (J.-F. Romain, o.c., DAOR 1992, p. 19);

3. Attendu que Monsieur A. D., compte tenu de sa formation et de son expérience professionnelle, ne peut être considéré comme un profane en ce qui concerne la définition d'instruments financiers tels qu'actions et obligations et les risques qui sont attachés à ces instruments et aux placements boursiers en général;

Attendu qu'il résulte des termes de l'article 2 de la convention litigieuse que le demandeur n'a opté pour aucune des propositions standardisées énoncées, qui toutes, supposaient un portefeuille composé à la fois d'actions et d'obligations et qui, toutes, contenaient une définition sommaire des priorités envisagées: valorisation du capital - rendement maximum - ou combinaison des deux;

Que Monsieur A. D. a opté pour un portefeuille exclusivement composé d'actions, laissant au banquier une totale liberté pour le surplus;

Que le point IV de l'article 2 de la convention ne contient en effet aucune indication en ce qui concerne, par exemple, la composition du portefeuille, l'horizon des investissements (court, moyen ou long terme), le rendement recherché, etc.;

Que, même si la très large marge de manoeuvre ainsi laissée au banquier a probablement été accordée en connaissance de cause, cette liberté, qui donne aujourd'hui lieu à d'importantes divergences entre les parties au sujet des intentions initiales de Monsieur A. D. (placements du type “bon père de famille” ou volonté de spéculer sur des placements à hauts risques) est contraire à la loi;

Que, quelle que soit la personnalité de l'investisseur, c'est au banquier qu'il incombe de rédiger une convention écrite permettant de définir raisonnablement les objectifs de son client; qu'il s'agit d'une obligation de résultat (D. Roger et M. Salmon, o.c., n° 16, p. 396);

Que, s'il peut être admis que les actions constituent, par nature, des instruments financiers qui sont davantage sujets aux fluctuations que les obligations, cette caractéristique ne suffit pas à définir les objectifs d'un investisseur qui souhaite un portefeuille exclusivement composé d'actions;

Que les discussions actuelles entre les parties illustrent cette insuffisance;

Qu'il existe en effet plusieurs catégories d'actions, correspondant à plusieurs catégories de risques; qu'il appartient au gestionnaire de fortune d'ajuster la composition du portefeuille, entre ces différentes catégories d'actions, compte tenu des objectifs de l'investisseur, non définis en l'espèce dans le texte de la convention;

Que les dispositions de l'article 8 de l'arrêté royal du 5 août 1991 sont impératives et qu'il y a lieu de considérer, conformément à la doctrine majoritaire, que leur violation a pour conséquence la nullité de la convention;

Que cette nullité s'impose du fait même de la violation de dispositions à caractère impératif, sans qu'il soit nécessaire de démontrer l'existence d'un dommage;

Qu'il y a dès lors lieu de déclarer nulle la convention de gestion de fortune conclue entre les parties pour violation des formes prévues par la loi;

4. Attendu que, conformément au droit commun, cette nullité opère avec effet rétroactif: la convention est censée n'avoir jamais été conclue et ses effets doivent être annulés, ce qui implique des restitutions réciproques;

Attendu qu'en matière de contrats à prestations successives, on enseigne généralement que la nullité s'opère sans effet rétroactif; que, plus exactement, il est admis, dans ces cas, une sorte de compensation entre les prestations accomplies d'une part - dont la restitution est impossible - et la rémunération versée d'autre part (M. Von Kuegelgen, “Réflexions sur le régime des nullités et des inopposabilités”, in Les obligations contractuelles, Éd. du Jeune Barreau, Bruxelles, 2000, pp. 613 et s.);

Attendu qu'en matière de contrat de gestion de fortune, il convient de distinguer, parmi les sommes “remises” par l'investisseur au gestionnaire:

- les avoirs confiés, qui, certes, sont sujets à des fluctuations en raison de l'objet de la convention, mais qui restent la propriété de l'investisseur tout au long de l'exécution du contrat;

- les commissions, qui sont prélevées périodiquement par le gestionnaire et qui forment sa rémunération;

Que, s'agissant d'un contrat impliquant des prestations successives accomplies par le gestionnaire, on pourrait admettre que les prestations du gestionnaire de fortune - non susceptibles de restitution - se compensent avec sa rémunération, à savoir les commissions de gestion perçues;

Que celles-ci pourraient dès lors être considérées comme non sujettes à répétition en cas de nullité du contrat;

Que, dans cette seule limite, il y aura lieu de déroger à la rétroactivité;

Que, pour ce motif, les commissions de gestion perçues par la défenderesse doivent être considérées comme définitivement acquises et la demande provisionnelle formée par le demandeur à cet égard sera déclarée non fondée;

Qu'en ce qui concerne les avoirs qui ont été confiés, aucun motif de droit ne justifie leur non-rétrocession intégrale: les aléas qui les ont affectés font partie des effets de la convention qui a été conclue, effets qui doivent être annulés;

(...)

Par ces motifs,

Le tribunal,

(...)

Déclare la demande recevable et fondée dans la mesure ci-après;

Prononce la nullité de la convention de gestion de fortune signée le 14 mars 2000;

En conséquence, condamne la SA ING Belgique à payer à Monsieur A. D. 1.115.520,86 euros sous déduction de 739.125,90 euros versés le 13 juillet 2001, soit 376.394,96 euros, à majorer des intérêts moratoires au taux légal depuis le 21 juin 2002;

(...)