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Actualité : Cour de cassation, 20/06/2005, R.D.C.-T.B.H., 2005/8, p. 892-900

Cour de cassation 20 juin 2005

CODE DES SOCIÉTÉS
Responsabilité de l'organe

D.S. et D.N. / M.A., P.G. et Cofigest

Siég.: Ph. Echement, Chr. Storck, D. Plas, Chr. Matray et Ph. Gosseries
M.P.: J.-Fr. Leclercq (premier avocat général)
Pl.: Mes J. Kirckpatrick et P. Van Ommeslaghe
A.R. C.03.0105.F

L'arrêt du 20 juin 2005 commenté ici constitue un retour aux conceptions traditionnelles relatives à la responsabilité personnelle des organes (de sociétés) pour leurs actes fautifs. Suite à un arrêt de cassation du 16 février 2001, des doutes avaient surgi à propos de ces conceptions traditionnelles.

Lorsqu'un organe commet un acte fautif dans le cadre de ce qui est, en apparence, sa sphère formelle de compétences, cet acte fautif est réputé être un acte fautif de la personne morale elle-même pour lequel cette dernière peut être déclarée responsable sur pied de l'article 1382 du Code civil. En droit positif belge, ce principe est toujours évident. Traditionnellement, on ne doutait pas davantage du fait que l'imputation de l'acte fautif de l'organe à la personne morale ne faisait pas préjudice à la responsabilité personnelle de l'organe agissant, p. ex. le gérant d'une société [1]. C'est ce deuxième volet de la théorie de l'organe qui a été ébranlé par ce fameux arrêt de cassation du 16 février 2001 [2].

Dans son arrêt du 16 février 2001, la Cour s'est prononcée comme suit: “Attendu que, lorsqu'un organe d'une société ou un mandataire agissant dans le cadre de son mandat commet une faute ne constituant pas un délit au cours de négociations donnant lieu à la conclusion d'un contrat, cette faute engage non pas la responsabilité de l'administrateur ou du mandataire mais celle de la société ou du mandant. (…) Que, dès lors, c'est à bon droit que le jugement attaqué décide que la faute commise par les premier et deuxième défendeurs (deux gérants de la SPRL) au cours des négociations ayant abouti à la conclusion du contrat, a été commise pour le compte de la SPRL et qu'ils ne peuvent en être tenus personnellement responsables”.

La portée exacte de cet arrêt était incertaine. Il n'apparaissait pas clairement si cet arrêt constituait un faux pas unique de la Cour, si sa portée devait être limitée à la culpa in contrahendo des organes ou si la Cour voulait immuniser quasi totalement les organes de sociétés de leur responsabilité personnelle pour des actes fautifs commis dans l'exécution de leur mandat [3].

Dans la procédure qui a mené à l'arrêt de cassation du 20 juin 2005, les demandeurs initiaux (défendeurs en cassation) ont reproché aux administrateurs d'une société de droit luxembourgeois d'avoir commis, en tant qu'organe de la société, une faute au cours des négociations qui avaient conduit à la vente d'une branche d'activité de la société luxembourgeoise aux défendeurs en cassation. Les demandeurs en cassation avaient invoqué, à notre avis de façon pertinente, comme moyen pour s'opposer à la condamnation personnelle des administrateurs la circonstance que: “Lorsqu'un organe, de droit ou de fait, d'une société (…) ou un mandataire agissant dans le cadre de son mandat commet une faute ne constituant pas une infraction au cours de négociations donnant lieu à la conclusion d'un contrat, cette faute engage non pas la responsabilité du gérant ou du mandataire mais celle de la société ou du mandant.

En décidant que les demandeurs sont personnellement responsables d'une faute aquilienne commise en leur qualité d'organes (…), l'arrêt viole l'ensemble des dispositions précitées”.

Les parties demanderesses exigeaient donc une application pure de l'arrêt de cassation du 16 février 2001.

La Cour de cassation répond:

“Attendu que, pour le surplus, si la faute commise par l'organe d'une société au cours de négociations préalables à la conclusion d'un contrat engage la responsabilité directe de cette personne morale, cette responsabilité n'exclut pas, en règle, la responsabilité personnelle de l'organe mais coexiste avec celle-ci;

que dans cette mesure, le moyen, qui soutient le contraire, manque en droit”.

Il reste à voir si ce retour à l'orthodoxie est définitif. Mais surtout, beaucoup resteront persuadés que la théorie de l'organe, l'ensemble du système de l'imputation des actes juridiques et de fait aux personnes morales et la responsabilité personnelle de toutes sortes de représentants (préposés, mandataires, agents d'exécution, organes,…), ne sont pas toujours réglés de manière très cohérente et opportune dans notre droit positif. Les Néerlandais n'ont pas le monopole du droit idéal. Pourtant, nous aurions l'audace de recommander à la Cour de cassation de relire Van der Grinten [4] et de s'en inspirer pour une éventuelle rationalisation et, qui sait, une future réorientation de ce domaine du droit.

En outre, cette revue publiera une analyse plus détaillée de l'arrêt.

[1] P. ex. Cass. 29 mai 1947, Pas. 1947, I, 216.
[2] R.D.C. 2002, 703, note C. Geys, R.W. 2002-03, 340; commenté également e.a. dans I. Claeys, Samenhangende overeenkomsten en aan­sprakelijkheid, Anvers, Intersentia, 2003, 187-189, n° 158; K. Geens et J. Vananroye, “Bestuurdersaansprakelijkheid in N.V. en B.V.B.A.”, in K. Geens (éd.), Vennootschaps- en financieel recht, Themis cahier n° 11, Bruges, die Keure, 2001, 16, n° 27; H. De Wulf, “Het Hof van cassatie en de extra-contractuele aansprakelijk­heid van vennootschapsbestuurders”, in Liber Amicorum Christian De Wulf, Bruges, die Keure, 2003, 517; X. Dieux, “La responsabilité civile des administrateurs ou gérants d'une personne morale à l'égard des tiers: une révolution de velours”, Mélanges John Kirkpatrick, Bruxelles, Kluwer, 2004, 236 et s. ; P. van Ommeslaghe, “La théorie de l'organe: évolutions récentes”, in Liber Amicorum Michel Coipel, Bruxelles, Kluwer, 2004, (765), n° 16, 783 et s.; P.A. Foriers, Actualités en matière de représentation 2005, (1), 11 et s.
[3] Dans ce cas, l'arrêt a emprunté la voie de la thèse qu'avait défendu V. Simonart dans sa note critique (“La quasi-immunité des organes de droit privé” et s., surtout le n° 38, 764) accompagnant un autre arrêt de cassation (Cass. 7 novembre 1997, ayant confirmé que les organes, parmi lesquels les administrateurs de sociétés, doivent être traités comme des agents d'exécution). Nous avons vivement combattu le plaidoyer de Simonart en faveur d'une immunisation de la responsabilité extracontractuelle des organes qui agissent dans la sphère de leur compétence dans notre contribution précitée au Liber Amicorum Christian De Wulf. On ne peut que saluer la critique qu'émet Simonart face à la pratique que l'on rencontre souvent qui consiste à considérer également les fautes de la personne morale comme des fautes de l'organe (voy. V. Simonart, “La théorie de l'organe”, Liber Amicorum Michel Coipel, Bruxelles, Kluwer, 2004, (713), n° 17, 724). La réaction à cette “imputation inversée” injustifiée ne peut cependant, à notre avis, pas consister dans l'immunisation de ces organes pour les fautes extracontractuelles qu'ils commettent personnellement.
[4] W.C.L. Van der Grinten, Vertegenwoordiging en rechtspersoon. 1: de vertegenwoordiging, Zwolle, Tjeenk Willink, septième édition 1990, 178 p., partie de la série Asser.