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Actualité : Président Tribunal de commerce Hasselt, 10/12/2004, R.D.C.-T.B.H., 2005/6, p. 692-694

Président Tribunal de commerce de Hasselt 10 décembre 2004

FONDATION PRIVÉE
Spécialité légale - But désintéressé - Activités commerciales

Gezondheidsmarkt de vrije natuur SA e.a. / La fondation privée Almatheek De Voorzorg

Siég.: P. Martens
Pl.: Mes Bottelier, Lontings, Linders et Pools loco Vanagt

(R.G. 04/1296)

La loi du 2 mai 2002 qui a modifié en profondeur la loi sur les ASBL du 27 juin 1921 a également ajouté un Titre II à cette loi, relatif à la fondation privée qui était antérieurement inconnue en droit belge. C'est pourquoi on parle désormais de la “loi sur les ASBL et les fondations privées”.

Le jugement commenté ici constitue, pour autant que l'on sache, la première décision publiée relative à une fondation privée. Un appel a été interjeté contre ce jugement.

Les parties demanderesses sont un certain nombre de détaillants en produits bio, établis dans le Limbourg. Ils avaient à un certain moment constaté qu'une ASBL vendait des produits similaires dans deux locaux commerciaux, l'un situé à Hasselt et l'autre à Genk et ce sous le nom commercial “Almatheek De Voorzorg”. En outre, les produits bio seraient également distribués dans des sections locales (limbourgeoises) de la mutualité socialiste et la stratégie de vente serait soutenue par l'assistance logistique de la mutualité socialiste.

Cela fut l'occasion pour les parties demanderesses d'intenter une action en cessation basée sur l'article 93 LPC (pratiques commerciales contraires aux usages honnêtes) contre l'ASBL, qui a donné lieu à un jugement du 31 octobre 2003 par lequel l'ASBL s'est vue interdire de poursuivre la distribution de produits bio [1].

Il est apparu que l'ASBL concernée a procédé le 18 novembre 2003 à la constitution d'une fondation privée “Almatheek De Voorzorg”, par l'affectation des magasins Almatheek et du “Dieetdienst” qui jusque là ressortaient de l'ASBL. Les activités restaient les mêmes de sorte que les parties demanderesses ont à nouveau introduit une action en cessation, cette fois contre la fondation privée.

Le but statutaire de la fondation privée se présentait comme suit:

“Article 3 But: la Fondation a pour but la promotion de la santé, à savoir le bien-être physique, psychique et social de la population. La santé doit être entendue ici dans le sens le plus large possible du terme.

La Fondation poursuit ce but notamment en développant les activités suivantes:

- la sensibilisation de la population à tous les facteurs possibles déterminants pour la santé dans la vie sociale (par ex.: les prescriptions de santé, l'alimentation, les déplacements, l'utilisation du temps libre, l'environnement);

- la mise sur pied d'actions à ce niveau;

- l'organisation de sessions d'information et de cours de formation.

La fondation peut entreprendre toute autre activité notamment sur le plan médical, social, culturel et récréatif qui peut promouvoir son but ou peut contribuer à la réalisation de son but. La Fondation peut également développer des activités économiques, comme l'exploitation des magasins “Almatheek-Biotheek” et les “Dieetdienst”; les revenus de ces activités seront affectés à la réalisation du but non lucratif de la fondation”.

Le président est arrivé à la conclusion que la fondation privée agissait en contrariété avec la spécialité légale, autrement dit qu'elle poursuivait des buts pour lesquels on ne peut utiliser une fondation privée suivant la loi, sur base notamment des considérations suivantes:

“En vertu de l'article 27, alinéa 1er et alinéa 2, de la loi sur les ASBL, une fondation est constituée par un acte juridique émanant d'une ou de plusieurs personnes physiques ou morales, consistant à affecter un patrimoine à la réalisation d'un but désintéressé déterminé. La fondation ne peut procurer un gain matériel ni aux fondateurs, ni aux administrateurs ni à toute autre personne sauf, dans ce dernier cas, s'il s'agit de la réalisation du but désintéressé.

Les travaux préparatoires de la loi sur les ASBL montrent que la fondation peut développer une activité économique qui génère des bénéfices, à condition que ces bénéfices soient affectés à la réalisation du but désintéressé.

Suivant la partie défenderesse, cette activité économique peut être illimitée, aussi longtemps que les bénéfices ne sont affectés qu'à la réalisation du but désintéressé.

Suivant les parties demanderesses, on doit pour la réalisation d'une activité économique par une fondation privée retenir les mêmes critères que pour l'ASBL.

La loi sur les ASBL ne définit pas ce qu'il faut entendre par 'but désintéressé'.

(…)

Avec les parties demanderesses et rejoignant la doctrine qui fait autorité en la matière reprise ci-dessus, nous constatons que la notion de 'but désintéressé' pour la fondation privée doit être, en dernière analyse, appréhendée de la même manière que l'exigence de ne pas poursuivre un but lucratif pour l'ASBL (voy. D. Van Gerven, Handboek Stichtingen, p. 52, n° 24; D. Van Gerven, “De private stichting en de stichting van openbaar nut”, T.B.B.R., p. 352; voy. aussi P. Lavrysen, “De private stichting: een volwaardig alternatief voor de Nederlandse stichting-administratiekantoor?”, R.D.C. 2002, 667, n° 22 où l'interdiction pour la fondation privée de procurer un avantage matériel à ses membres est également appréhendée de manière analogique par rapport à celle qui s'applique pour l'ASBL)”.

Le président se base alors sur les constatations suivantes pour conclure que la fondation privée était une entreprise commerciale visant à produire des bénéfices:

- l'exercice d'une activité commerciale dans deux centres de vente importants au Limbourg, situés dans les centres commerciaux de Hasselt et de Genk;

- la publicité des produits bio dans les pages jaunes, avec une référence à la “livraison dans votre agence de mutuelle”;

- la publicité sur un site web;

- la distribution systématique des produits sur tout le Limbourg, avec une distribution dans les agences de la mutualité et la possibilité d'une livraison à domicile;

- le caractère illimité des heures d'ouverture d'Almatheek;

- la situation des points de vente dans les bâtiments de la mutualité, ce qui est un avantage publicitaire;

- la diffusion de cartes client qui donnent droit à des remises.

La fondation privée exercait également des activités non commerciales comme l'organisation de cours et de soirées d'information, mais, suivant le président du tribunal, l'apport de la fondation dans ces événements est minime et elles ne font pas obstacle à l'importance des activités commerciales.

Le président constate ensuite que la fondation privée concernée se positionnait sur le marché économique des produits d'alimentation naturels comme une entreprise au sens du droit européen de la concurrence.

Le président conclut alors:

“Du fait que la partie défenderesse exerce une activité économique avec but lucratif où l'activité commerciale est quantitativement plus importante que l'activité non commerciale au niveau de l'allocation des moyens, elle détourne la forme de la 'fondation privée' de l'objectif visé par le législateur (certification des actions et la possibilité pour les parents d'enfants handicapés d'offrir un avenir à leurs enfants en leur réservant un patrimoine distinct sous la forme d'une fondation) et elle serait en fait mieux logée dans une forme sociétaire.

C'est pourquoi il échet de constater une infraction à la loi sur les usages honnêtes en matière de commerce et une ordonnance en cessation s'impose”.

Pour affirmer que les activités de la fondation privée conduisent à une distorsion de concurrence, le président du tribunal s'appuie notamment sur le fait que l'ASBL qui avait apporté les magasins bio à la fondation, était subsidiée par les autorités, que la fondation privée pouvait faire directement usage du réseau local des bureaux de mutuelle et qu'elle ne devait payer qu'un montant très réduit (2.000 euros par mois) pour l'utilisation des deux locaux commerciaux et des points de vente locaux.

Enfin, il est intéressant de constater que le tribunal décide que la fondation privée n'était à tort pas inscrite à la Banque Carrefour des Entreprises: “Vu que la partie défenderesse effectuait en tant que fondation privée des activités commerciales qui étaient d'un point de vue quantitatif plus importantes que ses activités non commerciales, elle agissait en contrariété avec sa spécialité légale et elle doit être considérée comme un commerçant. Son but social est une activité commerciale”. L'auteur de cet article est partisan d'une telle approche pragmatique des entités qui seraient en réalité des commerçants. Mais d'un point de vue strictement dogmatique, on peut bien sûr essayer d'argumenter que lorsqu'une ASBL ou une fondation privée pose de manière illégitime des actes à but lucratif, elle viole sa spécialité légale, de sorte que ces actes ne peuvent lui être imputés et qu'ils ne peuvent non plus mener à la qualification de commerçants. Tout au plus, certaines personnes qui se dissimulent derrière l'entité, comme par exemple les administrateurs, peuvent être considérées comme des commerçants ou comme une société commerciale de droit commun, que ce soit ou non après la dissolution ou l'annulation de l'ASBL ou de la fondation privée. La question qui se pose est de savoir si ce raisonnement n'impose pas de prendre une voie inutilement compliquée pour contrer l'utilisation impropre d'organisations non lucratives. L'objectif poursuivi par ce raisonnement ou l'intérêt légitime qu'il permet de protéger n'apparaît pas clairement. Une menace d'une requalification trop fréquente par les juges ne nous semble pas exister. Toute la réflexion selon laquelle l'imputation des opérations qui seraient contraires à l'activité légale, est impossible, nous semble d'ailleurs également contestable d'un point de vue dogmatique mais approfondir cet aspect exigerait un article bien plus long. On peut néanmoins se demander si, parallèlement à l'interprétation du but statutaire à la lumière des activités effectives, la doctrine que l'on trouve dans l'arrêt de cassation du 4 octobre 2001 (R.D.C. 2002, 642, note P. Coussement) dans lequel il a été décidé que lorsque le but statutaire d'une personne morale est (dès le départ) simulé, le juge peut partir du but effectivement poursuivi pour qualifier ou non la personne morale de commerçant, n'aurait pas pu être invoquée dans ce litige.

[1] Pour un cas dans lequel il a également été jugé qu'une action en cessation peut être intentée sur base de l'art. 93 LPC contre une ASBL qui poursuit en fait des activités commerciales, voir Prés. Comm. Bruxelles 25 novembre 1997, R.D.C. 1998, 326.