Cour d'appel de Liège 26 mai 2003
Mat / SA Fortis Banque
Siég.: R. de Francquen (président), M. Ligot et A. Jacquemin (conseillers) |
Pl.: Mes R. Davin, S. Gothot loco M. Mersch et Y. Magerotte |
(...)
Attendu que les appelantes interviennent en tant qu'héritières de leur mère Josée Brunel née le 16 octobre 1914 et décédée le 30 décembre 1996; que l'intéressée avait le 3 août 1993 tiré un chèque de 1.740.000 francs sur un compte ouvert à la CGER en vue de souscrire à l'intervention de son gendre Jean-Michel Naveau, le mari de la deuxième appelante, des actions de la société d'investissement à capital variable (Sicav) Maestro gérée par la SCNI;
Que J.M. Naveau était un agent indépendant lié à la SCNI depuis 1982 (contrat “agent indépendant SNCI” 26 avril 1982 - pièce 2 dossier de l'intimée); qu'il disposait d'une enseigne SNCI et était repris dans l'annuaire téléphonique comme agent de la SNCI (voy. arrêt Liège (7ème ch.) 26 septembre 1996, J.L.M.B. 1997, p. 429 ); que le reçu établi pour réception du chèque remis le 3 août 1993 est dressé sur un formulaire portant le logo et l'adresse de la banque et contient une mention “AGENCE 03908-95 SNCI J-M Naveau” (annexe PV 100279/94 - pièce 11 dossier Me Davin) tandis que le bulletin de souscription de 58 actions Sicav est établi sur un document avec logo et références de la Sicav Maestro, le “responsable de l'agence” ayant apposé à l'endroit requis pour le “cachet (et) adresse de l'agence” le tampon imprimant ses coordonnées (pièce 16 Me Davin); que le premier bulletin de souscription est “l'exemplaire SNCI”, l'autre étant celui du client;
Que J.M. Naveau a encaissé le chèque et a conservé les fonds pour lui; que n'ayant pas envoyé les originaux des bulletins de souscription des Sicavs Maestro à la SCNI, l'organisme bancaire dont il était l'agent ne sera informé du détournement qu'à l'occasion d'un contrôle mettant à jour les nombreuses malversations de l'intéressé dont le total dépasse les 35 millions de francs; que l'intimée mettra fin immédiatement aux relations commerciales (lettre 22 décembre 1993 - pièce 3 dossier de l'intimée) et se fera consentir le 13 janvier 1994 une garantie hypothécaire pour 37.662.696 francs (arrêt 26 septembre 1996 déjà cité et conclusions Jacqueline Mat, p. 5) de manière à se couvrir de la dette dont son agent indélicat se reconnaissait débiteur envers elle;
Attendu que si l'intimée, inquiétée comme civilement responsable, a été mise hors de cause par le tribunal correctionnel de Neufchâteau qui le 8 mai 1995 sanctionnait J.M. Naveau et allouait à J. Brunel le bénéfice de sa constitution de partie civile, il était en même temps constaté que “l'historique des contrôles effectués par le service d'inspection de la SNCI chez le prévenu démontre un certain laxisme dans le chef de cet organisme bancaire, confirmé par la déclaration de l'expert judiciaire à l'audience”;
Qu'une banque, même si elle recourt à un réseau d'agents indépendants, se doit d'assurer une surveillance vigilante des intermédiaires commerciaux qu'elle mandate; que le public ne confie de l'argent à ceux-ci que parce qu'il a confiance en la banque; qu'il ne s'embarrasse pas de savoir quel est le statut exact des personnes rencontrées aux guichets et n'imagine pas un instant, même si l'agence est en réalité une entité juridique distincte comme par exemple une petite société ou un indépendant, que les fonds qu'il dépose auprès de cette agence pourraient disparaître sans que la banque sur les bordereaux de laquelle les reçus sont établis ne soit tenue d'en répondre; que si certains organismes bancaires recrutent des agents indépendants, principalement pour alléger les charges sociales attachées à un emploi salarié, ces agents en réalité ne sont pas vraiment indépendants, d'une part parce qu'ils opèrent sous l'enseigne de la banque que le public prend seule en considération et qui est la seule à pouvoir faire appel à l'épargne publique, d'autre part parce que des obligations strictes leur sont imposées comme celles de respecter les seules conditions fixées par la banque, de transmettre immédiatement les ordres; que la mise à disposition de l'agent d'une provision de titres de ses émissions et de l'encaisse nécessaire à toutes les opérations qu'il devra traiter, l'aménagement de l'immeuble à l'enseigne de la banque propriétaire des lieux où se succèdent parfois plusieurs agents sont des éléments qui confortent chacun dans l'impression qu'à travers l'agent lui-même c'est bien avec la banque qu'il contracte dès qu'il franchit le seuil de l'agence;
Qu'il n'étonne dès lors pas que la jurisprudence ait à plusieurs reprises retenu la responsabilité du banquier sur base du mandat apparent détenu par celui qui se trouve en contact avec le public;
Attendu que le mandant peut être engagé sur le fondement du mandat apparent non seulement dans le cas où il a fautivement créé l'apparence mais également en l'absence d'une faute susceptible de lui être reprochée si la croyance du tiers à l'étendue des pouvoirs du mandataire est légitime (Cass. 20 juin 1988, R.C.J.B. 1991, p. 45);
Que le premier juge a judicieusement relevé les indices permettant aux tiers de croire à l'existence d'un mandat donné par l'intimée à J.M. Naveau dont tous les clients pensaient bien qu'en s'adressant à lui ils contractaient en réalité directement avec l'intimée; qu'en équipant à son enseigne des agences où les gérants indépendants ne font souvent que passer, l'intimée crée une apparence et prend le risque d'un dépassement de pouvoirs (voy. Foriers, J.T. 1989, p. 544);
Attendu qu'il reste à examiner si la croyance de J. Brunel à l'existence et à l'étendue du mandat est légitime; qu'elle l'est lorsque les circonstances autorisaient à ne pas vérifier les pouvoirs de l'interlocuteur (Parmentier, R.D.C. 1989, p. 387), lorsque le tiers contractant avec le pseudo-mandataire ignore de bonne foi la vérité (Foriers, J.T. 1989, p. 543) et que son erreur est excusable (Kruithof, R.C.J.B. 1991, p. 71);
Attendu que le premier juge a considéré que J. Brunel n'a vraisemblablement pas ignoré la qualité d'indépendant de son gendre parce qu'au cours de réunions familiales J.M. Naveau avait pu lui expliquer “quelle était sa fonction exacte et son rôle à l'égard de la SNCI” et encore que soucieuse de faire un placement, elle s'adressait à son gendre “et non pas à la SNCI”, la qualité de la société qu'il représentait lui étant indifférente;
Attendu qu'en admettant même que la belle-mère de l'agent Naveau ait su que son gendre était indépendant, malgré l'absence de toute inscription au registre du commerce et d'affiliation à la TVA, il resterait à établir qu'elle connaissait et avait conscience des conséquences de cette situation, à savoir que la banque dont il tenait l'agence depuis plusieurs années n'était tenue d'aucune obligation directe envers la clientèle qui lui confie ses opérations d'épargne et de transfert; que certes l'intéressée faisait aussi confiance à son gendre mais que son souci était de placer le prix de vente d'un immeuble récemment réalisé dans une valeur mobilière émise par un organisme bancaire connu; qu'il n'est ni établi ni plausible qu'en remettant un chèque à son gendre elle entendait lui confier son argent pour qu'il le fasse fructifier librement mais que la signature du bon de souscription des Sicav Maestro le jour même montre qu'au contraire son objectif était de placer son disponible à la banque pour laquelle son beau-fils travaillait;
Que de bonne foi l'intéressée croyait qu'en s'adressant à son gendre, elle contractait en réalité avec la banque dont il tenait une agence; que si J.M. Naveau n'avait été l'agent de l'intimée, elle ne lui aurait pas confié son avoir et que l'erreur qu'elle a commise est en tout cas excusable en dépit du lien de famille qui à lui seul ne peut établir la connaissance d'une absence de mandat ou d'un dépassement des pouvoirs;
Que la circonstance que le montant remis à l'agent ne suffisait pas pour la souscription de 58 actions mais devait correspondre à la valeur de seulement quelque 44 actions ne conduit pas à une autre conclusion;
Attendu que le préjudice consécutif à l'indélicatesse de J.M. Naveau est réclamé à concurrence de “1.773.127 francs compte tenu du calcul par l'expert judiciaire d'intérêts depuis le paiement jusqu'au 31 décembre 1993” outre les intérêts au taux légal depuis le 1er janvier 1994 (citation); que les appelantes ne font pas référence à la valeur boursière des actions souscrites par leur mère alors que la faute du pseudo-mandataire a eu pour conséquence que J. Brunel n'a jamais reçu les titres qu'elle avait en vue de posséder en raison des plus-values importantes annoncées sur ce type de placement;
Que l'action poursuivie par les appelantes est fondée pour le montant converti à 43.954,67 euros outre les intérêts;
Attendu que l'intimée prétend faire échec à cette condamnation en se présentant comme elle-même créancière de la deuxième appelante;
Qu'il est vrai que Danièle Mat a signé le 16 février 1990 un engagement de codébiteur solidaire “de tous les engagements de Jean-Michel Naveau”, lesquels sont assurément et de loin supérieurs au montant dû par l'intimée en la présente cause;
Attendu toutefois que les conditions de la compensation n'existent pas en l'état; que l'action poursuivie par les appelantes est celle entreprise par leur mère à la succession de laquelle le montant de la condamnation s'inscrira en termes d'actif; que Danièle Mat ne recueille qu'une part de cette succession, part qui n'est pas encore déterminée en sorte qu'il ne se conçoit pas d'opérer compensation même pour un tiers de la condamnation;
Que créancière de Danièle Mat l'intimée prendra par la suite les mesures utiles à la récupération de sa créance contre sa débitrice, intervenant le cas échéant dans la procédure de liquidation de la succession et prenant telles mesures conservatoires éventuelles qu'elle croira opportunes et efficaces;
(...)
La Cour, statuant contradictoirement,
Reçoit l'appel et donne acte à l'intimée de sa reprise d'instance,
Réformant le jugement entrepris sauf en ce qu'il reçoit la demande, condamne l'intimée à payer aux appelantes 43.954,67 euros avec les intérêts aux taux légaux successifs depuis le 1er janvier 1994 (...)