Article

Cour d'appel Bruxelles, 18/03/2003, R.D.C.-T.B.H., 2005/2, p. 152

Cour d'appel de Bruxelles 18 mars 2003

VIREMENT
Virement faux ou falsifié - Article 1239 C.civ. - Obligation de restitution - Faute du titulaire de compte - Compensation - Responsabilité - Clause d'exonération
La banque qui, sans faute de sa part, débite le compte courant d'un de ses clients, sur base d'un ordre de virement falsifié, paie à un tiers qui n'est pas habilité par le titulaire à recevoir ce paiement. Ce paiement n'est pas opposable au titulaire du compte, conformément à l'article 1239, alinéa 1er, du Code civil et la banque est, en principe, tenue d'exécuter son obligation de restitution.
La banque peut être libérée de son obligation de restitution si elle prouve que le titulaire du compte a commis une faute ayant rendu le faux possible.
Il y a compensation légale entre l'obligation de restitution de la banque et le dommage subi en raison de la faute du client.
Une clause limitant la responsabilité de la banque quant à la vérification de la conformité des signatures avec les spécimens déposés par le titulaire du compte, à sa faute lourde n'a pas pour effet de vider son obligation de sa substance et est parfaitement licite.
OVERSCHRIJVING
Valse of vervalste overschrijving - Artikel 1239 B.W. - Teruggaveverbintenis - Fout van de titularis van de rekening - Vergoeding - Aansprakelijkheid - Exoneratiebeding
De bank die, zonder fout van harentwege, de rekening-courant van een van haar cliënten debiteert op basis van een valse overschrijving, betaalt een derde die door de titularis niet gerechtigd is om deze betaling te ontvangen. Deze betaling is, in overeenstemming met artikel 1239, eerste alinea, van het Burgerlijk Wetboek, niet tegenstelbaar tegenover de titularis van de rekening en de bank is, in principe, verplicht om haar teruggaveverbintenis uit te voeren.
De bank kan van haar teruggaveverbintenis bevrijd worden, indien zij bewijst dat de titularis van de rekening een fout heeft begaan die de vervalsing mogelijk gemaakt heeft.
De teruggaveverbintenis van de bank mag gecompenseerd worden met de schade die zij lijdt wegens de fout van de klant.
Een clausule die de aansprakelijkheid van de bank beperkt, voor wat betreft het onderzoek naar de conformiteit van de handtekeningen met de door de rekeninghouder gedeponeerde exemplaren, heeft niet als gevolg de verbintenis van de bank van haar substantie te ledigen en is perfect geldig.

Limit-20 Ltd / Dexia Banque Belgique

Siég.: M. Regout (présidente de chambre), C. Schurmans et H. Mackelbert (conseillers)
Pl.: Mes B. Goemans loco A. Kegels, F. Moïses et P. Moreau

(...)

I. Décision attaquée

L'appel est dirigé contre le jugement prononcé contradictoirement par le tribunal de commerce de Bruxelles, le 26 octobre 1998.

Les parties ne produisent aucun acte de signification.

(...)

III. Faits et antécédents de la procédure

1. Le 4 mai 1994, la société de droit bulgare Gatos Ltd, dénommée Limit-20 Ltd depuis le 19 septembre 1994, ouvre un compte bancaire auprès de la Gesbanque.

Elle est représentée par son président, M. Stavros Manias, qui reconnaît avoir reçu un exemplaire du règlement général des opérations de la banque.

M. Manias est accompagné par M. Anthemides et M. Van Allen.

Le compte bancaire est ouvert en vue de recevoir une somme importante de Suisse, dans le cadre d'un financement d'une activité industrielle en Bulgarie.

Le 6 mai 1994, M. Manias remet à la banque le document suivant (traduction):

Par la présente, je souhaite confirmer mes instructions irrévocables selon lesquelles les opérations de ce compte se feront uniquement contre remise d'une instruction sur papier de moi. Aussi, les instructions doivent toujours mentionner REF CODE 226. Toute la correspondance sera en anglais. Ces instructions sont irrévocables et aucune autre instruction ne peut les changer.

Ce jour-là, M. Manias est toujours accompagné par deux personnes dont M. Van Allen. Il prétend que M. Anthemides aurait été remplacé par M. Frangos, ce que la banque conteste.

Ces instructions sont rédigées sur un papier à en-tête de lettre constitué par un cachet rouge représentant une usine et un autre, de couleur noire, reprenant les mentions:

“GATOS LTD”

STAVROS MANIAS

IMPORT-EXPORT

2, 3rd MARCH STR

KRESNA - BULGARIA

La signature de M. Manias est apposée au milieu d'un cachet plus petit, reprenant les mêmes mentions.

Le 17 mai 1994, le compte bancaire est crédité de 1.869.357 DEM provenant de la banque suisse BSI-Banca, dont le siège social est établi à Lugano.

Les 17 et 18 mai 1994, M. Manias retire 2.000.000 FB et 572.000 FB au moyen de chèques guichets.

Le 24 mai 1994, la banque reçoit une instruction écrite rédigée sur un papier à en-tête de lettre, à première vue en tous points identique à celui sur lequel avaient été rédigées les instructions du 6 mai 1994. Il est demandé d'effectuer un virement de 1.675.000 DEM en faveur de la société Safemedica, titulaire d'un compte auprès de la Banque du Liban et d'Outre Mer, avec mention: “facture n° 343 datée du 16 mai 1994”.

Ces instructions sont rédigées en anglais, mentionnent le n° de code 226. Une signature est tracée au milieu d'un cachet qui semble identique à celui qui est apposé sur le document du 6 mai 1994.

La banque effectue la transaction, le jour même.

2. Le 20 juin 1994, M. Manias adresse un fax à la banque lui demandant qu'on lui envoie le relevé du compte bancaire de la société, ce qui est fait immédiatement.

Deux heures plus tard, M. Manias adresse un nouveau fax à la banque, faisant part de sa surprise d'avoir constaté l'existence du virement de 1.675.000 DEM qu'il affirme n'avoir jamais effectué. Il demande qu'une copie des instructions lui soit envoyée d'urgence.

La banque expose que les parties se réunissent alors à Bruxelles, les 24 et 27 juin 1994. M. Manias est accompagné par M. Anthemides et M. Galli, représentant de la banque suisse qui a effectué le transfert au profit de la société Gatos. Au cours de ces réunions, il aurait été dit que le document du 24 mai 1994 est un faux et que la société Gatos a été victime d'une escroquerie orchestrée par M. Van Allen, entre-temps “disparu dans la nature”.

Le 31 janvier 1995, le conseil de la société Gatos confirme à la banque que les instructions ne sont pas de la main de M. Manias et la met en demeure d'exécuter son obligation de restitution en créditant le compte bancaire de sa cliente de 1.675.000 DEM augmentés des intérêts.

3. Par exploit du 12 juin 1996, la société Gatos fait citer la banque devant le tribunal de commerce de Bruxelles en paiement de 1.675.000 DEM, augmentés des intérêts moratoires depuis le 31 janvier 1995, date reportée au 24 mai 1994 par conclusions.

En cours de procédure, il est fait état de la nouvelle dénomination de la société Gatos qui serait “Limit-20 Foot”.

Le jugement attaqué dit la demande non fondée.

4. Limit-20 Foot interjette appel de cette décision.

Les dernières conclusions sont rédigées au nom de la société “Limit-20”.

Celle-ci demande à la Cour de mettre le jugement attaqué à néant.

Elle réitère sa demande originaire, et sollicite la capitalisation des intérêts moratoires au 26 mars 2001 et ensuite au 19 décembre 2003.

Subsidiairement, elle demande la désignation d'un expert avec la mission de vérifier le document du 24 mai 1994, de procéder à la comparaison de cette pièce avec son papier à lettre, son cachet et la signature de M. Manias, et de dire si cet ordre de virement émane bien d'elle.

La banque conclut à la confirmation du jugement attaqué.

Elle forme un appel incident aux termes duquel elle demande à la Cour de dire la demande originaire et l'appel irrecevables, et de condamner Limit-20 au paiement de 50.000 FB de dommages et intérêts pour appel téméraire et vexatoire.

Subsidiairement, elle introduit une demande reconventionnelle tendant au paiement de 1.675.000 DEM en réparation du préjudice subi en raison d'une faute commise par Limit-20 ou l'un de ses préposés, et à la compensation entre les sommes auxquelles les parties pourraient être condamnées l'une envers l'autre.

IV. Discussion

(...)

2. Obligation de restitution
a. L'article 1239, alinéa 1er, du Code civil

7. Limit-20 fonde sa demande, à titre principal, sur l'obligation de restitution du banquier.

Elle considère qu'il est établi que le document du 24 mai 1994 est un faux.

Elle soutient qu'un faux ordre de virement équivaut à une absence d'instruction. Dès lors, elle estime que le paiement de 1.675.000 DEM lui est inopposable et que son compte bancaire doit être crédité de ce montant.

8. À ce stade de la procédure, il n'est pas établi que le document du 24 mai 1994 constitue un faux.

La comparaison entre les documents du 6 mai et du 24 mai 1994 conduit aux conclusions suivantes:

- le cachet rouge, imprimé à gauche, représentant l'usine, est rigoureusement identique dans ses dimensions, seul l'encrage étant moins prononcé sur un des documents;

- le cachet de droite reprenant les coordonnées de la société Gatos est, lui aussi, rigoureusement identique;

- l'emplacement de l'adresse, le style de celle-ci et la façon d'indiquer la date sont les mêmes;

- les deux documents sont rédigés en anglais et comportent la référence au code 226;

- le document du 24 mai 1994 est adressé à Mme Pirard qui a assisté aux réunions au cours desquelles le compte a été ouvert et les instructions spéciales remises à la banque;

- la formule de politesse “yours” est la même;

- les deux documents sont signés, en bas à droite, au milieu d'un cachet noir plus petit reprenant les coordonnées de la société;

- les signatures, si elles ne sont pas absolument identiques, se ressemblent néanmoins.

La seule différence réside dans le petit cachet de droite dont les dimensions sont de 22mm/53mm pour celui apposé sur le document du 6 mai 1994 et de 20mm/50mm pour l'ordre de virement, différence imperceptible à l'oeil nu et sans mesurage précis.

Les instructions sont dactylographiées sur un papier à lettre ordinaire et le virement sur un papier “Conqueror”.

Contrairement à ce que soutient Limit-20, il ne résulte d'aucune pièce, à laquelle la Cour peut avoir égard, que les instructions devaient, en outre, être confirmées verbalement soit par M. Manias soit par M. Frangos, et que les fonds devaient rester un certain temps sur le compte (ce qui est contredit, par ailleurs, par les deux retraits opérés par M. Manias).

Sauf à s'être éventuellement laissée surprendre par une fausse signature, la banque a entièrement respecté les conditions imposées par M. Manias.

Avant d'ordonner une éventuelle vérification d'écriture, il convient cependant de déterminer qui, du banquier ou du client, devrait supporter les conséquences de l'escroquerie alléguée si elle était précisée, d'autant plus qu'aucune plainte pénale n'a été déposée.

9. La banque qui, sans faute de sa part, débite le compte courant d'un de ses clients, sur la base d'un ordre de virement falsifié, paie à un tiers qui n'est pas habilité par le titulaire à recevoir ce paiement.

Ce paiement n'est dès lors pas opposable au titulaire du compte conformément à l'article 1239, alinéa 1er, du Code civil (Bruxelles 7 février 1992, D.C.C.R. 1992-93, 73; Bruxelles 18 novembre 1999, A.J.T. 2001-02, p. 68; Bruxelles 16 octobre 2001, J.L.M.B. 2002, 844 ).

Il n'est pas soutenu que les articles 1239, alinéa 2 et 1240, du Code civil soient applicables au cas d'espèce.

Dans ces conditions, la banque est, en principe, tenue d'exécuter son obligation de restitution.

Cependant, elle peut en être libérée si elle prouve que le titulaire du compte a commis une faute ayant rendu le faux possible (cf. Ballon, “Le paiement par une banque d'une somme d'argent sur base d'un faux ordre”, D.C.C.R. 1992-93, 76; Buyle et Poelmans, “L'article 1239 du Code civil et les ordres de paiement portant fausse signature ou dont les mentions ont été falsifiées”, R.D.C. 1992, 704 et s.; Linsmeau, Droits bancaire, cambiaire et financier, CUP 1998, p. 131; Simont et Bruyneel, Chronique de droit bancaire privé, 6, 1987, p. 49, n° 29; Van Ryn et Heenen, t. IV, n° 450, 2°).

b. Faute du donneur d'ordre

10. M. Manias s'est entouré de nombreuses précautions afin d'éviter qu'une autre personne que lui puisse donner un ordre à la banque. Il a notamment indiqué que tout virement devait contenir la référence à un code secret n° 226.

L'ordre de virement, à le supposer faux, n'a pu être rédigé que par un membre de l'entourage immédiat de M. Manias qui a assisté, avec lui à la réunion du 6 mai 1994, à la banque.

En effet, il est rédigé sur un papier à lettre qui contient l'original de l'en-tête de la société Gatos, constitué par les deux grands cachets supérieurs rouge et noir, que seul un proche de M. Manias pouvait se procurer (ce qui exclut une complicité éventuelle d'un préposé de la banque).

Il est adressé à Mme Pirard, dont le nom ne pouvait être connu que des personnes qui avaient assisté aux réunions des 4 et 6 mai 1994. Enfin, il contient l'indication du code secret qui a été dévoilé le 6 mai 1994.

M. Manias a commis l'imprudence de communiquer ce numéro du code secret en présence de deux autres personnes, dont M. Van Allen, soupçonné d'avoir commis l'escroquerie alléguée.

Cette négligence coupable constitue une faute du titulaire du compte bancaire.

Elle est en relation causale avec le dommage subi puisqu'elle a permis l'émission du virement. En effet, si le code secret n'avait pas été dévoilé à un tiers, celui-ci n'aurait pu rédiger valablement le virement.

Il y a compensation légale entre l'obligation de restitution de la banque et le dommage subi en raison de la faute du client (Cass. 16 septembre 1993, Pas. 1993, I, 698).

Partant, la demande, en tant qu'elle s'appuie sur l'obligation de restitution du banquier, n'est pas fondée et l'appel, sur ce point, ne l'est pas non plus.

3. Responsabilité de la banque

11. Limit-20 met également en cause, à titre subsidiaire, la responsabilité de la banque, en ce qu'elle ne s'est pas entourée des précautions d'usage avant d'exécuter un virement de cette importance.

Elle soutient qu'il existe des disparités certaines, notamment au niveau de la signature, entre les instructions précises du 6 mai 1994 et l'ordre de virement du 24 mai 1994.

12. Il a déjà été dit au point 8 que les différences entre les deux documents étaient minimes (qualité du papier et taille du petit cachet).

Même un observateur attentif n'aurait pu s'en rendre compte. En toute hypothèse, celles-ci ne sont pas de nature à éveiller chez le banquier quelque soupçon que ce soit quant à l'authenticité du document.

Quant à la signature, même si elle n'est pas absolument identique, elle reste néanmoins très ressemblante. Il convient, en outre, de rappeler que M. Manias ne signe jamais de la même manière, même à quelques minutes d'intervalle (cf. les deux signatures différentes apposées sur le document d'ouverture du compte, pièce 1 du dossier de la banque).

Une légère disparité a pu valablement échapper au préposé de la banque, mis en confiance par la présence de tous les cachets de la société Gatos et l'indication du code secret.

13. Dans le cadre de la mise en cause de sa responsabilité, la banque peut, en outre, se prévaloir de l'article 29 de son règlement général des opérations qui prévoit:

Quant à la vérification de la conformité des signatures avec le spécimen déposé, la banque ne répond que de sa faute lourde.

Ce règlement est opposable à la société Limit-20 dont le représentant a déclaré avoir pris connaissance et adhérer au règlement. Si ce représentant ne comprenait pas le français, il devait s'abstenir de signer le document d'ouverture de compte ou exiger, préalablement, une traduction.

Par ailleurs, cette clause, limitant la responsabilité de la banque à sa faute légère, est parfaitement licite et n'a pas pour effet de vider l'obligation de sa substance.

14. Aucune faute ne peut donc être reprochée à la banque.

4. Mesure d'instruction

15. Même si le document du 24 mai 1994 devait être considéré comme un faux, la banque ne pourrait être condamnée à payer la somme demandée par Limit-20 pour les motifs exposés ci-avant.

La mesure d'instruction sollicitée par Limit-20 ne se justifie donc pas.

5. Appel téméraire et vexatoire

16. Le fait d'agir en justice constitue l'exercice d'un droit. Il ne dégénère en acte illicite et partant, ne donne lieu à des dommages et intérêts que s'il est accompli avec témérité, malice ou mauvaise foi (Cass. 29 novembre 1962, Pas. 1963, I, p. 406).

La témérité peut se déduire de la légèreté avec laquelle l'action a été exercée et dont se serait gardé tout homme normalement prudent et réfléchi, alors même que l'action aurait été intentée de bonne foi, mais par suite d'une erreur d'appréciation à ce point évidente qu'elle devait être aperçue et évitée (Cass. 15 mai 1941, Pas., I, p. 192).

En l'espèce, il n'est pas établi que Limit-20 savait, ou devait savoir, que son appel était irrémédiablement voué à l'échec.

L'appel incident n'est pas fondé.

V. Conclusion

Pour ces motifs, la Cour, statuant contradictoirement,

1. Dit les appels principal et incident non fondés et en déboute les parties.

(...)