Tribunal de commerce de Charleroi 19 mai 2004
PRATIQUES DU COMMERCE
Usages honnêtes - Manquement contractuel qui est également une violation à l'obligation générale de prudence - Tiers préjudicié - Dénigrement
Une action en cessation peut être intentée par un tiers sur la base d'un manquement dans l'exécution d'un contrat auquel il est étranger, lorsque ce manquement est également une violation à l'obligation générale de prudence qui s'impose à tous et s'il en résulte un préjudice distinct de celui que subit le cocontractant.
La prohibition du dénigrement est une norme générale de comportement économique et il ne peut être légitimé par la nécessité de riposter à un comportement contraire aux usages honnêtes de la partie contre laquelle le dénigrement est dirigé.
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HANDELSPRAKTIJKEN
Eerlijke gebruiken - Contractuele wanprestatie die tevens een schending van de algemene zorgvuldigheidsplicht is - Derde-schadelijder - Slechtmaking
Een vordering tot staking kan worden gesteld door een derde op grond van een tekortkoming in de uitvoering van een overeenkomst, waarin hij geen partij is, zo deze tekortkoming tevens een inbreuk vormt op de algemene zorgvuldigheidsplicht en de schade die hij lijdt een andere is dan deze die de medecontractant lijdt.
Het verbod op slechtmaking is een algemene norm van commercieel gedrag en een inbreuk op deze norm kan niet worden toegelaten als reactie op het met de eerlijke gebruiken strijdig gedrag van de partij waartegen de slechtmaking is gericht.
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SPRL Olivier Chassagne Vins Fins et Olivier Chassagne / SA Covisa
Siég.: J.-Ph. Lebeau (président) |
Pl.: Mes O. Verhoeven et P. Gillain |
Exposé du litige |
Le 3 mai 2003, Mr Olivier Chassagne a signé un contrat de représentant salarié avec la SA Covisa, qui exploite un commerce de vin, produits fins et articles de la table à l'enseigne 'The Source' à Chapelle-lez-Herlaimont.
Mr Chassagne était propriétaire de deux fonds de commerce de marchand de vin, dont, en 1993, il a fait apport à une SPRL Olivier Chassagne Vins Fins ayant son siège social à La Louvière; cependant, au moment de son engagement par la firme Covisa, il travaillait dans la région parisienne en tant que représentant de commerce salarié dans le domaine de la papeterie.
Le 20 novembre 2003, l'administrateur délégué de la SA Covisa a constaté par un système de vidéo surveillance que Mr Chassagne avait emporté une caisse de 12 bouteilles de 'Château Lartigue Cèdres', qui ne faisait pas partie de la commande prévue.
Le lendemain, après restitution de la caisse de vin, les parties ont signé une convention par laquelle notamment la SA Covisa s'engage à ne pas porter plainte pour vol tandis que Mr Chassagne accepte un licenciement sans indemnités pour faute grave.
Par la suite, la SA Covisa dit avoir constaté que Mr Chassagne menait une campagne de dénigrement dans sa clientèle, ayant conduit à l'annulation de certaines commandes.
Elle a en conséquence déposé plainte et a, le 30 novembre 2003, adressé aux clients ayant entretenu un contact commercial avec son ancien représentant, une lettre qui dénonce l'existence d'un vol commis à son préjudice par Mr Chassagne et d'une plainte subséquente.
Par acte d'huissier du 22 décembre 2003, la SPRL Olivier Chassagne et Mr Chassagne ont cité la SA Covisa en vue de la voir condamner:
- à cesser l'envoi de courriers à la clientèle de la SPRL Olivier Chassagne ou à toute personne physique ou morale et faire interdiction d'encore porter atteinte par quelque moyen que ce soit, à leur honneur, réputation et image ainsi qu'à faire état des accusations de vol de marchandises et de détournement d'argent;
- à déposer au greffe du tribunal dans les 10 jours de l'ordonnance à intervenir la liste des personnes à qui la SA Covisa aurait envoyé le courrier litigieux, le tout sous peine d'une astreinte de 2.000 EUR par jour calendrier de retard;
- à adresser dans les 10 jours de l'ordonnance un courrier à toutes les personnes contactées par ce procédé, suivant libellé mieux précisé au dispositif de la citation;
- à payer une astreinte de 2.500 EUR par jour calendrier de retard;
- à faire publier dans la revue Vino Magazine un avis mieux précisé au dispositif de la citation.
Par conclusions, la SA Covisa a introduit une demande reconventionnelle en paiement de dommages et intérêts pour action téméraire et vexatoire.
Suivant jugement intervenu le 10 mars 2004, le tribunal a dit la demande introduite par Mr O. Chassagne non recevable, l'intéressé n'étant pas un vendeur aux termes de la loi sur les pratiques de commerce, et a rouvert les débats pour le surplus.
Discussion |
La société défenderesse soutient que l'action en cessation introduite par la SPRL Olivier Chassagne ne ressort pas de la compétence de Notre tribunal, dès lors qu'elle est intentée dans le cadre de la relation contractuelle ayant existé entre elle-même et Mr Olivier Chassagne.
Depuis deux arrêts de principe intervenus en 1943, la Cour de cassation a consacré l'incompétence du juge des cessations en matière contractuelle.
Ces arrêts excluent de l'action en cessation les actes qui ne sont pas contraires aux usages honnêtes et qui ne sont interdits que par un contrat.
Ils admettent cependant le recours à l'action en cessation lorsque l'acte constitue simultanément une faute contractuelle et une faute aquilienne génératrice d'une pratique commerciale illicite.
Par des arrêts subséquents, la Cour de cassation a précisé sa jurisprudence dans le sens suivant: l'action en cessation demeure possible, d'une part si l'acte illicite, commis à l'occasion d'une relation contractuelle, ne consiste pas uniquement en la violation d'une obligation contractuelle, mais s'analyse également en un acte contraire aux usages honnêtes, et d'autre part si le dommage résultant de l'acte illicite est différent du dommage contractuel ou l'accroît (voy. F. Longfils, 'L'aspect contractuel de la concurrence déloyale: nouveau credo du juge des cessations?', R.D.C. 2001, pp. 254 et 255; Guide juridique de l'entreprise, Éd. Kluwer, Les pratiques de commerce, livre 84bis, volume 2, pp. 55 à 57).
Qu'en est-il du recours du tiers, en l'occurrence SPRL Olivier Chassagne Vins Fins, qui se plaint de la non-exécution d'un contrat auquel il n'est pas partie?
Le recours à l'action en cessation lui est ouvert contre tout manquement à un contrat auquel il est étranger, lorsque ce manquement est également une violation à l'obligation générale de prudence qui s'impose à tous et s'il en est né un préjudice distinct de la violation contractuelle (Guide juridique de l'entreprise, Éd. Kluwer, Les pratiques de commerce, livre 84bis, volume 2, p. 56; De Caluwé, Delcorde et Leurquin, Les pratiques du commerce, n° 36.25 (1)).
Notre tribunal est donc compétent pour connaître de la demande en cessation introduite par la SPRL Olivier Chassagne Vins Fins, sur base de l'existence d'un dommage propre que subirait celle-ci consécutivement au dénigrement dont aurait été victime Mr Chassagne, qui est à la fois son gérant et l'ancien employé de la société défenderesse.
Pour aboutir dans son action, il revient ensuite à la SPRL Olivier Chassagne Vins Fins de démontrer à la fois un manquement dans le chef de la SA Covisa à l'obligation générale de prudence qui s'impose à tous et l'existence d'un préjudice distinct de celui invoqué par Mr Chassagne personnellement.
À cet égard, il ressort des renseignements apportés après réouverture des débats que la lettre circulaire litigieuse a bien été adressée par la SA Covisa à environ 200 destinataires qui figurent parmi les clients de la SPRL Olivier Chassagne Vins Fins.
Cette lettre comporte les passages suivants:
- '... le 20 novembre dernier, notre système de surveillance... nous démontre clairement que Mr Chassagne vole une caisse de vin. Pris en flagrant délit, il est licencié sur le champ.'
- 'Non seulement, Mr Chassagne n'a pas respecté nos accords mais nous nous sommes rendu compte qu'il détournait les paiements de ses clients à des fins personnelles.'
- 'C'est pour cela que j'ai déposé plainte auprès des Autorités et que des poursuites sont engagées pour vol de marchandises, détournement de fonds et diffamation. Cette plainte est transmise au Parquet sous le n°...'
- 'Je tiens à votre disposition une copie du dossier répressif sur demande de votre part afin de vous prouver notre bonne foi.'
Ces termes doivent-ils être regardés comme dénigrants pour la SPRL Olivier Chassagne Vins Fins?
Le dénigrement est défini comme l'allégation de nature à jeter, dans l'esprit de la clientèle, le discrédit sur le concurrent, son entreprise, ses produits ou ses prestations (Guide juridique de l'entreprise, Éd. Kluwer, Les pratiques du commerce, livre 84bis, volume 2, p. 23).
Il importe peu qu'il soit direct ou indirect ou que l'accusation lancée soit ou non fausse (De Caluwé, Delcorde et Leurquin, Les pratiques du commerce, n° 11.166).
En l'espèce, la lettre adressée par la SA Covisa, le 30 novembre 2003, doit être considérée comme dénigrante car elle comporte des allégations de nature à jeter le discrédit sur Mr Olivier Chassagne, et par répercussion sur la SPRL Olivier Chassagne Vins Fins, compte tenu de l'identification importante de cette société avec son gérant.
Le dénigrement à tout le moins indirect dont a été victime cette dernière société est donc caractérisé; peut-on cependant estimer que la SA Covisa était autorisée à faire usage d'un droit à l'autodéfense, en raison du comportement dont
elle fait reproche à Mr Chassagne tendant à faire annuler des commandes dont bénéficiait la SA Covisa?
Tel n'est pas le cas: aujourd'hui, la prohibition du dénigrement est une norme générale de comportement économique et est dès lors absolue; il n'existe aucune cause d'excuses ou de légitimation à un dénigrement, pas même la nécessité de riposter à une manoeuvre de dénigrement de celui que l'on dénigre (Guide juridique de l'entreprise, livre 84, volume 1, mêmes réf., p. 30).
Il reste à observer que le préjudice subi par la SPRL Olivier Chassagne Vins Fins est distinct de celui que pourrait faire valoir Mr O. Chassagne personnellement, puisqu'il résulte des propos qui ont été diffusés dans la clientèle propre à cette société.
En conséquence, le tribunal constate que la lettre litigieuse a constitué un acte de dénigrement au préjudice de la SPRL Olivier Chassagne Vins Fins, prohibé par l'article 93 de la loi sur les pratiques du commerce.
Il ordonnera la cessation de tout acte de dénigrement en rapport avec les faits qui ont amené le dépôt d'une plainte contre Mr Chassagne, le risque n'étant pas exclu de voir à nouveau la SA Covisa se prévaloir desdits faits dans les rapports avec la clientèle concernée.
La SPRL Olivier Chassagne Vins Fins demande que dans la foulée de l'ordre de cessation, différentes mesures de contrainte soient prises à l'encontre de la SA Covisa.
Il est ainsi demandé que cette société soit tenue de déposer au greffe du tribunal la liste des personnes à qui le courrier litigieux a été envoyé, le tout sous peine d'astreinte.
La société défenderesse joint à son dossier la liste des destinataires de la lettre en question (pièce 28); il ne s'impose donc pas de faire droit à cette demande.
La SPRL Olivier Chassagne Vins Fins entend également voir la SA Covisa contrainte d'adresser un courrier à toutes les personnes contactées par la lettre du 30 novembre 2003, en vue de les informer de la teneur du jugement.
L'article 99 de la LPC prévoit que le président du tribunal peut prescrire toute forme de publicité de sa décision dès lors que les mesures ordonnées sont de nature à contribuer à la cessation de l'acte incriminé ou de ses effets.
Le tribunal autorisera en l'occurrence la société demanderesse à adresser aux personnes contactées à l'époque par la SA Covisa, un courrier conforme à la formulation reprise au dispositif du présent jugement, cette mesure étant de nature à influer sur les effets des propos dénigrants inclus dans la lettre litigieuse.
Par contre, il n'y a pas lieu de prévoir la publication de la présente décision par voie de presse, une telle mesure étant dans le cas d'espèce disproportionnée par rapport au but visé à l'article 99 LPC.
La demande reconventionnelle en dommages et intérêts pour procédure téméraire et vexatoire ne peut être déclarée fondée dès lors que le tribunal fait droit à la demande principale.
Par ces motifs
Nous, Jean-Philippe Lebeau, président du tribunal de commerce, siégeant en matière de cessation, assisté de Madame Viviane Compagnie, greffier chef de service;
Statuant contradictoirement;
Disons la demande introduite par la SPRL Olivier Chassagne Vins Fins recevable et fondée dans la mesure précisée ci- après;
Constatons l'existence d'un acte de dénigrement commis au préjudice de la SPRL Olivier Chassagne Vins Fins par l'envoi de la lettre de la SA Covisa du 30 novembre 2003;
Ordonnons la cessation de tout acte de dénigrement susceptible de porter préjudice à la SPRL Olivier Chassagne Vins Fins consécutivement aux faits qui ont amené le dépôt d'une plainte pour vol, à l'encontre de Mr Olivier Chassagne.
Autorisons la SPRL Olivier Chassagne Vins Fins à adresser aux clients repris sur la liste produite en pièce 28 du dossier de la SA Covisa, une lettre ainsi libellée:
'Madame, Monsieur,
Par courrier du 30 novembre 2003, la SA Le Grand Comptoir du Vin en abrégé SA Covisa s'était adressée à vous pour faire part d'un litige survenu entre elle et notre gérant, Mr Olivier Chassagne.
Par jugement du 19 mai 2004, Mr le président du tribunal de commerce siégeant dans le cadre de la loi sur les pratiques du commerce a constaté que les propos tenus dans ce courrier étaient dénigrants à l'égard de Notre société, a ordonné qu'il soit mis fin à tout acte de même nature et Nous a autorisé à vous adresser la présente lettre pour vous en informer.'
Condamnons la SA Covisa au paiement des frais d'envoi postaux, sur justificatifs à produire;
La condamnons au paiement des frais et dépens de l'instance liquidés à 545,98 EUR;
Déboutons la SPRL Olivier Chassagne Vins Fins du surplus de sa demande;
Statuant sur la demande reconventionnelle, la disons non fondée; en déboutons la SA Covisa et lui délaissons son état de frais et dépens.
(...)