Article

Poursuite des contrats en cours par les curateurs, indemnités de rupture et dettes de masse, R.D.C.-T.B.H., 2004/6, p. 524-529

Poursuite des contrats en cours par les curateurs, indemnités de rupture et dettes de masse

Alain Zenner et Ivan Verougstraete

TABLE DES MATIERES

I. Introduction

II. Sort des indemnités de rupture. Doctrine et jurisprudence antérieure à 1997. Rappel

III. Loi du 8 août 1997 sur les faillites. Article 46. Travaux préparatoires a. Le projet 631 et ses amendements

b. Amendements au projet 330

IV. Doctrine et jurisprudence postérieures à 1997

V. Synthèse et réconciliation

I. Introduction

1.En principe la faillite n'entraîne pas de plein droit la dissolution des contrats en cours au jour du jugement déclaratif. Ce principe de continuité des contrats est largement répandu dans tous les systèmes juridiques européens et s'applique à toutes les procédures collectives [1]. Ces systèmes juridiques veulent maintenir au bénéfice de l'administrateur de la masse un droit d'option de poursuivre le contrat, précisément dans l'intérêt de celle-ci. C'est la situation en droit belge qui sera examinée, exclusivement sous l'angle de la faillite et non pas du concordat ou de la liquidation.

Par exception, la faillite emporte la dissolution des contrats conclus intuitu personae [2]. Elle implique également la dissolution des contrats lorsqu'une clause en prévoit expressément la résolution en cas de faillite ou en permet la résolution pour inexécution ou la résiliation, à moins que le cocontractant n'accepte de poursuivre l'exécution avec les curateurs. Les contrats peuvent également prendre fin par l'effet de dispositions légales étrangères à la faillite.

2.L'article 46 L.Faill., dont la rédaction n'est pas la plus heureuse, règle, du moins pour partie, le sort des autres conventions auxquelles le jugement de faillite n'a pas mis fin [3]. Ses dispositions ont une portée générale et s'appliquent à tous les contrats en cours, quelle que soit leur nature, et notamment aux contrats de travail.

En vertu du premier alinéa de cette disposition, les curateurs sont tenus, dès leur entrée en fonction, de décider sans délai s'ils poursuivent ou non l'exécution des contrats conclus avant le jugement déclaratif, lorsque la faillite n'y met pas fin. La première phrase du deuxième alinéa permet au cocontractant de mettre les curateurs en demeure de prendre cette décision dans les quinze jours. Sa seconde phrase dispose que si aucune prorogation de délai n'est convenue ou si les curateurs ne prennent pas de décision, le contrat est présumé être résilié par les curateurs dès l'expiration de ce délai, et que la créance de dommages et intérêts éventuellement dus au cocontractant du fait de l'inexécution entre dans la masse. Enfin, en vertu du troisième alinéa, lorsque les curateurs décident d'exécuter le contrat, le cocontractant a droit, à charge de la masse, à l'exécution de cet engagement dans la mesure où celui-ci a trait à des prestations effectuées après la faillite.

3.Seuls juges de leur choix, sauf dans les cas où la loi subordonne l'exécution du contrat à l'autorisation du juge- commissaire, les curateurs n'opteront évidemment pour la poursuite du contrat en cours que si celle-ci est avantageuse pour la masse, ou à tout le moins nécessaire pour les besoins de la liquidation.

Le choix des curateurs peut être tacite ou exprès. Leur décision ne peut être déduite que de circonstances non équivoques. Elle ne peut par exemple pas se déduire du seul fait que les curateurs tirent momentanément profit du contrat [4]. Ainsi, lorsqu'un personnel de café continue à servir la clientèle pendant treize jours ouvrables pour permettre au curateur de tenter une poursuite d'activité, l'attitude attentiste de celui-ci ne démontre pas sa volonté de s'engager pour la masse et ne justifie pas que l'ONSS lui réclame les cotisations sociales afférentes aux rémunérations normalement proméritées par ce personnel [5]. De même, le fait de tolérer la présence dans les bureaux de la société faillie de l'ancien administrateur délégué pendant les neuf premiers jours suivant le jugement déclaratif, au cours desquels il a contribué à négocier la cession des actifs à un repreneur dans l'espoir d'y trouver du travail et qui l'a effectivement réengagé, ne suffit-il pas à conclure que le curateur se serait engagé à exécuter le contrat existant entre la société faillie et la société de management de l'ancien administrateur délégué [6].

Au cas où les curateurs poursuivent le contrat, le cocontractant devient créancier de la masse. Mais dans quelle mesure? L'article 46 L.Faill. a certes entendu régler cette question. Cependant la controverse s'est poursuivie pour ce qui concerne les indemnités de licenciement et a été alimentée au cours des mois écoulés par la publication d'un arrêt du 20 mars 2001 de la cour d'appel d'Anvers, rendu, il est vrai, à propos d'une faillite antérieure à la loi du 8 août 1997 et à laquelle s'appliquait le régime de la loi de 1851 en vigueur à l'époque [7].

Compte tenu des enjeux particulièrement importants de cette question - le passif social peut être fort lourd - il nous a paru utile de rappeler la volonté du législateur, telle qu'elle est illustrée par les travaux préparatoires et en distinguant trois hypothèses très différentes dont l'examen permet de réconcilier les thèses en présence.

La question n'est d'ailleurs pas propre aux indemnités de licenciement: elle se pose aussi pour les indemnités, contractuelles, légales ou judiciaires, de rupture d'autres contrats, comme un bail ou un leasing, ou pour d'autres indemnités, comme par exemple, en matière de bail, l'indemnité de relocation, l'indemnité pour dégâts locatifs, etc. Un arrêt rendu le 1er mars 2002 par la cour d'appel de Liège au sujet de la rupture d'un contrat d'agence commerciale apporte des enseignements utiles à ce propos [8].

II. Sort des indemnités de rupture. Doctrine et jurisprudence antérieure à 1997. Rappel

4.Si le cocontractant du failli devient créancier de la masse au cas où le contrat est poursuivi, enseignaient MM. Van Ryn et Heenen [9], 'il ne le devient cependant que pour partie si le contrat est divisible; la créance qui correspond à des prestations antérieures à la faillite entre alors dans la masse, à moins que le créancier n'ait subordonné l'exécution du contrat au règlement intégral de ses droits, sans aucune restriction'.

Par la suite, un courant doctrinal amorcé par M. Van Ommeslaghe avait cru devoir déduire d'un arrêt malheureux de la Cour de cassation du 30 mai 1968 [10], que le seul critère permettant de distinguer les dettes de la masse des autres dettes était purement chronologique. Une dette devait être qualifiée de la masse si elle était née postérieurement au concours, sans qu'il faille rechercher dans quelle mesure elle avait été contractée pour les besoins de la liquidation [11].

Dans son ensemble, la jurisprudence avait refusé de suivre cette voie, qui pouvait aboutir à la création d'un passif de masse absorbant tout l'actif de la faillite! Certains auteurs s'étaient efforcés d'établir, notamment sur la base d'un autre arrêt de la Cour de cassation du 20 juin 1975, que le critère téléologique demeurait le seul valable [12].

Amenée à réexaminer la question, la Cour de cassation, dans le souci de concilier ses arrêts de 1968 et 1975, adopta une position se situant apparemment à mi-chemin entre la thèse de MM. Van Ryn et Heenen et celle de M. Van Ommeslaghe.

Dans son arrêt du 28 avril 1983 [13], la Cour mit en évidence le lien entre la mission du curateur et les dettes de la masse.

Mais, encore que la Cour ait rappelé la nécessité de ce lien à l'occasion de trois arrêts de principe du 16 juin 1988 [14] et qu'elle n'ait pas été amenée à se prononcer à cette occasion sur le caractère de l'indemnité de licenciement due par les curateurs qui ont conservé les travailleurs à leur service, une doctrine autorisée opina, sur la base des considérations de l'un de ces arrêts, que cette indemnité pourrait toujours tomber intégralement à charge de la masse [15], sans ventilation entre la quotité d'indemnité se rapportant à la période d'emploi antérieure au concours et celle se rapportant au service de la masse.

Après une décision de la cour d'appel d'Anvers en sens contraire [16], la Cour de cassation trancha la controverse par un arrêt du 2 mai 1997 [17]. La cour décida en premier lieu que le curateur dispose de la possibilité de mettre fin aux contrats d'emploi dans un délai raisonnable après la faillite et que dans un tel cas les dettes sociales sont des dettes dans la masse. Ceci anticipait déjà sur le futur article 46 de la loi sur la faillite. La cour constata ensuite que, selon les constatations du juge d'appel, les activités commerciales avaient été poursuivies et que le curateur avait décidé d'exécuter les contrats d'emploi. Elle en déduisit que dans un tel cas la créance du travailleur résultant de la rupture par le curateur du contrat d'emploi était pour le tout une dette de la masse (et donc qu'il n'y avait pas lieu à répartition entre la partie de l'indemnité qui pouvait être imputée à la période avant et à celle suivant la déclaration de la faillite). La cour reprend donc dans cet arrêt la logique de la continuation du contrat, non sans avoir mis des limites aux droits des travailleurs: l'indemnité de rupture n'est pour le tout une dette de la masse que dans la mesure où le curateur avait décidé de poursuivre l'exploitation et d'assumer les contrats de travail dans le but de gérer convenablement la liquidation.

Cette situation obligeait en pratique les curateurs à mettre fin d'office aux contrats de travail, lors de leur entrée en fonction, et à engager les travailleurs nécessaires à la bonne administration de la faillite sous les liens de contrats successifs à durée déterminée [18].

Une solution analogue s'imposait évidemment pour d'autres indemnités de rupture, comme celle d'un contrat de location ou de leasing.

III. Loi du 8 août 1997 sur les faillites. Article 46. Travaux préparatoires

5.La loi sur les faillites a innové partiellement mais de façon décisive par rapport au droit antérieur. Les travaux préparatoires sont révélateurs de cette volonté manifeste d'innover, à tout le moins pour partie.

a. Le projet 631 et ses amendements

6.Les articles 45 et 46 du projet 631 [19] tendaient à retenir le lien avec la mission du curateur comme critère de la notion de dette de la masse et à régler spécifiquement le sort des contrats de travail.

Afin de supprimer toute incertitude concernant la décision du curateur, l'article 45 offrait au créancier la possibilité de le mettre en demeure de décider. Il disposait que 'lorsque les curateurs décident d'exécuter le contrat, le cocontractant a droit, à charge de la masse, à l'exécution de sa créance pour ce qui concerne la période postérieure à la faillite'.

L'article 46 instaurait un régime permettant aux curateurs de mettre fin aux contrats de travail dans les quinze jours sans indemnité à charge de la masse, ou ultérieurement moyennant un préavis de six semaines, les indemnités de licenciement dues aux travailleurs en raison de leur engagement antérieur restant en tout cas dans la masse [20].

7.La commission chargée de l'examen de ce projet a débattu amplement de ces questions et modifié le projet 631 de manière importante [21].

Elle a fait préciser à l'article 45 que le cocontractant n'aurait droit à l'exécution de l'engagement du failli à charge de la masse, en cas de poursuite du contrat par les curateurs, que 'dans la mesure où celui-ci a trait à des prestations effectuées après la faillite'. Elle entendait ainsi éviter toute équivoque sur l'étendue des droits du cocontractant pour ce qui concerne les indemnités de rupture des contrats à prestations successives [22].

La commission a aussi supprimé l'article 46 du projet 631. Elle a estimé que, dès lors que la difficulté relative aux indemnités de rupture des contrats successifs était résolue, il ne paraissait pas indiqué de réserver aux contrats de travail un sort différent des autres contrats [23].

b. Amendements au projet 330

8.La disposition en cause, reprise à l'article 45 du projet 330 [24] (devenu l'art. 46 L.Faill.) a fait l'objet de nouveaux amendements lors de la discussion de ce projet, qui fut axée sur la problématique des contrats de travail [25].

Un premier amendement, justifié par le fait que le curateur éprouverait d'énormes difficultés à apprécier correctement la situation en quinze jours, tendait à autoriser les curateurs à présenter au tribunal une demande motivée de prolongation de quinze jours du délai dans lequel ils doivent prendre une décision [26]. Il fut retiré après qu'aient été mis en exergue, à l'occasion de l'examen des autres amendements proposés, les inconvénients de cette formule pour les travailleurs.

Un second amendement, inspiré par le souci de préciser que la disposition s'appliquait bien aux contrats de travail, visait à préciser que la faillite 'ne met pas fin automatiquement au contrat de travail' [27]. Il fut rejeté, apparemment parce que le principe en est déjà énoncé dans la législation sociale.

    Furent en revanche adoptés:

  • les amendements d'un commissaire obligeant les curateurs à décider dès leur entrée en fonction s'ils poursuivent ou non l'exécution des contrats conclus par le failli et à prévoir qu'à défaut, le contrat serait résolu dès l'expiration de ce délai [28];
  • un amendement, déposé par le ministre, tendant à remplacer les mots 'le contrat est résolu' par les mots 'le contrat est présumé être résilié par le curateur' et inspiré par la considération que la loi sur les contrats de travail exige que l'initiative du congé repose sur l'employeur (en l'espèce le curateur) pour que le travailleur puisse prétendre à une indemnité de licenciement, de sorte qu'il était nécessaire de préciser que le silence du curateur, après mise en demeure, est équivalent à un congé donné par lui [29].

Deux amendements furent encore déposés lors de l'examen du projet au Sénat [30].

Le premier amendement tendait à étendre de quinze jours à un mois le délai dans lequel les curateurs doivent prendre position et à faire réserve pour le cas où le délai est conventionnellement prorogé [31]. La première proposition fut rejetée, mais la seconde acceptée et le texte modifié en conséquence.

Le second amendement tendait à fixer au jour du jugement déclaratif, ou à la date où le contrat exécuté ultérieurement ne l'est plus, le moment auquel ce contrat aurait été présumé résilié; il visait à garantir aux travailleurs un salaire pour la période comprise entre la date du jugement déclaratif et l'expiration du délai de quinze jours [32]. Il fut rejeté, le ministre déclarant vouloir éviter que la disposition ne modifie les droits existants.

IV. Doctrine et jurisprudence postérieures à 1997

9.Se tenant à l'arrêt de cassation du 2 mai 1997, une partie de la doctrine considéra qu'en cas de poursuite d'activité par le curateur, l'indemnité de licenciement, même sous le nouveau régime, constituait intégralement une dette de masse [33].

Une autre partie de la doctrine considéra au contraire que le texte nouveau de l'article 46 L.Faill. conduisait à refouler au passif dans la masse toutes indemnités de rupture des contrats, même si le curateur en avait temporairement poursuivi l'exécution [34].

Pour une troisième partie, l'intention des auteurs de la loi, à savoir ne mettre à charge de la masse que les conséquences directes de la poursuite du contrat de travail par le curateur, devait conduite à retenir comme dette de masse un pro rata des indemnités de rupture [35].

L'arrêt précité du 20 mars 2001 de la cour d'appel d'Anvers, statuant - il faut y insister - dans une faillite ouverte sous le régime de la loi de 1851, décide que si le curateur poursuit les contrats de travail pendant la poursuite provisoire des opérations commerciales du failli, les dettes qui résultent de la résiliation de ces contrats sont dans leur intégralité des dettes de la masse. En l'espèce les curateurs d'une entreprise de technologie de pointe déclarée en faillite le 30 janvier 1995 avaient, avec l'autorisation du tribunal, poursuivi l'activité jusque fin mars, époque à laquelle était intervenue la cession du fonds de commerce pour la valorisation duquel le maintien du personnel en activité avait été jugé indispensable. Les curateurs prétendaient ne payer les indemnités de licenciement à charge de la masse qu'au pro rata de la durée de la poursuite d'activité par rapport à la durée globale du préavis qui aurait dû être signifié. La cour a jugé au contraire que l'indemnité de licenciement était indivisible. Cette solution, qui n'est pas de nature à encourager les poursuites d'activité, paraît d'autant plus étonnante qu'à lire l'arrêt un accord aurait été conclu entre la curatelle et les syndicats pour ne pas considérer l'absence de licenciement immédiat comme une poursuite des contrats de travail; pareil accord, selon la cour, ne pouvait porter atteinte aux droits des travailleurs.

Dans une étude récente sur le sort des contrats en cours au moment de la faillite, M. E. Dirix pose la question de savoir si pareille solution se justifie sous le nouveau régime et opine que l'article 46, alinéa 3, L.Faill., en faisant une nette distinction entre les prestations fournies avant et après le jugement déclaratif, parait conduire à une ventilation au pro rata des deux périodes. Il précise aussi que, comme il est de principe en matière de dettes de masse, l'interprétation de cette disposition légale doit être restrictive [36].

V. Synthèse et réconciliation

10.La controverse en est-elle bien une? À la lumière d'un nouvel examen de la doctrine et de la jurisprudence antérieure à 1997 et de la genèse de l'alinéa 3 de l'article 46 L.Faill., et en distinguant sur la base de son alinéa 2 des hypothèses différentes, les positions défendues en doctrine nous semblent pouvoir être conciliées en une synthèse.

11.Une première hypothèse est celle d'un contrat dont la faillite pourrait entraîner la dissolution (voy. supra, n° 1) ou auquel, malgré sa continuation, le cocontractant pourrait mettre fin à brève échéance, et que le curateur souhaite absolument voir poursuivi dans l'intérêt de la masse. Les situations qui viennent à l'esprit sont multiples. La plus topique est peut-être celle où la démission d'un employé dirigeant, alléché par l'offre intéressante d'un concurrent de la société faillie, ferait obstacle à la reprise de son fonds de commerce envisagée en faveur d'un autre. Dans pareil cas il peut s'imaginer que, fidèle à son équipe mais confronté aux aléas d'une négociation incertaine, le travailleur couvre son risque en se faisant compenser la renonciation à son préavis par l'engagement du curateur de prendre le cas échéant à sa charge la totalité de son indemnité. On songe aussi à un contrat de leasing assorti d'une clause résolutoire, proche de son échéance, et dont l'exécution jusqu'au terme convenu permettrait au curateur de lever l'option de rachat du bien en cause, ce qui dégagerait une importante plus-value de réalisation. Bref, dans ces hypothèses, le cocontractant, sans abuser de ses droits, subordonne la poursuite du contrat au règlement intégral de ses créances et le curateur, ne voulant pas priver la masse de l'avantage que constitue l'exécution par l'autre partie, allant au-delà de ce que prévoit l'article 46 L.Faill., l'accepte, de sorte que, endossant les conséquences de ce contrat, il le 'reprend' en quelque sorte au nom de la masse.

Dans pareille occurrence, l'engagement pris par le curateur doit être honoré, et tout ce qui est dû du chef du contrat tombe à charge de la masse. Ceci implique en d'autres mots que le curateur assume intégralement le contrat - y compris les facteurs d'ancienneté des travailleurs - et qu'il est soumis aux obligations financières qui auraient été celles de l'employeur s'il n'y avait eu faillite. L'indemnité de rupture est intégralement une dette de la masse. Il ne faudra pas, dans un tel cas, proratiser les droits du créancier en ce qui concerne son indemnité de rupture selon la période: le contrat est assumé complètement par le curateur.

12.Une deuxième hypothèse est celle où, que ce soit indépendamment de toute mise en demeure de prendre position ou à la suite de pareille mise en demeure, le curateur poursuit simplement l'exécution du contrat en cours sur la base de l'article 46 L.Faill., sans prendre quelqu'autre engagement à l'égard du cocontractant.

Dans cette occurrence il y a lieu de s'en tenir à la volonté du législateur, telle qu'elle ressort clairement de la précision apporte in fine du troisième alinéa de la disposition en cause: le contrat poursuivi ne donne droit à l'exécution des engagements souscrits par le failli que 'dans la mesure où celui-ci a trait à des prestations effectuées après la faillite'. S'agissant d'indemnités de rupture ou d'autres indemnités dont la cause est antérieure à la faillite ou qui sont calculées en fonction de la durée du contrat, tant antérieure que postérieure à la faillite, il n'est d'autre moyen, pour définir quelle part de ces indemnités 'a trait à des prestations effectuées après la faillite', que de calculer le pro rata en fonction de la durée de chacune de ces périodes.

En d'autres termes, compte tenu du sort différent, dans la masse ou à charge de la masse, à réserver à ces d'indemnités, il est de prime importance de distinguer le cas où le curateur s'en tient à l'application de l'article 46 L.Faill. de celui où il est amené par le cocontractant du failli, encore une fois sans abus de celui-ci, à s'engager, au delà du dit article, à l'exécuter intégralement.

13.Une troisième hypothèse est celle, proche de la précédente, où le curateur engage quelques travailleurs après la faillite dans le cadre d'un nouveau contrat pour assurer quelques tâches conservatoires (p. ex. garder l'outil ou surveiller des bâtiments). Ce sont des nouveaux contrats conclus après la faillite dans le cadre de l'administration de la masse et qui sont détachés des droits que les travailleurs embauchés auraient pu acquérir comme créanciers dans la masse.

14.La cour d'appel de Liège dans l'arrêt précité du 1er mars 2002, a décidé dans le sens proposé dans cette note dans une espèce où le débat, dans une faillite régie par le régime de 1851, avait été engagé sur la question de savoir si un contrat d'agence commerciale avait ou non été conclu intuitu personae. Le curateur le soutenait, en invoquant des liens de parenté entre les dirigeants de la société faillie, qui auraient été poussés par un souci humanitaire, et ceux de la société intervenue comme agent, ainsi que la hauteur inhabituelle des commissions versées. Le tribunal lui avait donné raison, mais la cour en a jugé autrement. Il est vrai que le curateur avait poursuivi les activités pendant quelques mois à l'aide de l'agent, en lui versant ses commissions, et l'avait même remercié pour le travail accompli en mettant fin à son contrat. Difficile, estima la cour, de considérer que le curateur n'avait employé l'agent que dans le but 'd'assurer sa survie'. En réalité, la thèse que défendait le curateur était manifestement inspirée par sa crainte d'avoir à payer au titre des dettes de la masse les indemnités de rupture de plus de quatre millions de francs pour une occupation par la curatelle limitée à cent cinq jours calendrier. On comprend que la cour ait voulu éviter pareil déséquilibre. C'est la motivation qu'elle a suivie pour y arriver qui est intéressante. Elle a considéré que, tout en continuant le contrat, le curateur ne l'avait pas 'assumé'. On regrettera cependant que la cour ait considéré que l'article 46 L.Faill., qui ne s'appliquait pas à l'espèce, conduirait sans doute à une solution différente. On vient de le voir: tel n'est pas le cas.

15.La complexité des solutions en matière de contrats en cours vient du fait que plusieurs normes juridiques doivent se combiner.

Le droit des obligations, s'il s'appliquait seul, impliquerait que le curateur qui poursuit les contrats d'emploi par exemple, en assume la charge intégrale et que s'il licencie un travailleur, il doive prendre en compte toute la carrière de ce travailleur accomplie chez le failli. Le droit de la faillite part de l'idée que la faillite ne met pas fin au contrat, mais elle cristallise par ailleurs le passif au jour de la faillite (au nom de l'égalité des créanciers dans la liquidation de la masse active). Une disposition spécifique aux contrats impose une proratisation des droits des créanciers quand le curateur exécute le contrat.

Lorsque ces notions sont combinées, le schéma suivant peut être proposé:


Dettes précédant la faillite Dettes suivant la faillite Indemnité de rupture
Le curateur poursuit sur la base de l'article 46, sans plus Dette dans la masse Dette de la masse Dette proratisée en fonction des périodes
Le curateur assume en plus le passé, en s'engageant à exécuter intégralement Dette dans la masse Dette de la masse Dette de la masse (intégralité)
Le curateur conclut un nouveau contrat Dette dans la masse Dette de la masse Dette de la masse, (sauf ce qui est dû antérieurement)

Ce schéma est sans doute loin d'être parfait mais il s'inscrit dans la pratique des pays voisins et donne plein effet au principe de la proratisation contenu à l'article 46 L.Faill. Par ailleurs, il devrait inciter les curateurs à ne plus licencier automatiquement tous les travailleurs après la faillite et à adopter une attitude moins rigide, qui serait finalement plus bénéfique.

[1] Principles of European insolvency law, Kluwer Legal Publishers, 2003, p. 46.
[2] Cette règle connaît une exception importante: celle des contrats de travail (art. 26 de la loi du 3 juillet 1978).
[3] Pour un aperçu d'ensemble récent des conséquences de la faillite sur les contrats en cours, voy. E. Dirix, 'Faillissement en lopende overeenkomsten', R.W. 2003-04, p. 201.
[4] En début de liquidation, les curateurs tirent souvent profit de certains contrats, comme des baux, des conventions de location de matériel ou d'équipement, des contrats de fourniture de gaz, d'électricité, d'eau, de téléphone, etc., sans en connaître tous les termes et conditions et sans pour autant s'engager à en exécuter toutes les obligations.
[5] Liège 26 mai 1998, J.L.M.B. 1999, p. 978 .
[6] Liège 27 avril 2001, J.L.M.B. 2002, p. 1742 .
[7] Anvers 20 mars 2001, R.W. 2002-03, p. 349, R.D.C. 2003, p. 323.
[8] Liège 1er mars 2002, J.L.M.B. 2003, p. 149 .
[9] Principes de droit commercial belge, t. IV, n° 2782.
[10] L'arrêt reposait sur un sophisme: une créance née de l'inexécution d'un contrat antérieur à la faillite est une créance antérieure à la faillite, dans la mesure où le curateur n'assume pas ces contrats (en ce sens I. Verougstraete, Manuel de la faillite et du concordat, Kluwer, 2003, p. 458, note 3).
[11] P. Van Ommeslaghe, 'Les liquidations volontaires et les concordats', in L'entreprise en difficulté, Bruxelles, Éd. du Jeune Barreau, 1981, pp. 409 et s., spéc. pp. 422 à 424.
[12] A. Zenner, 'Dettes dites 'de masse' et contrats en cours au moment de la faillite', J.T. 1982, p. 85; 'Des 'frais et dépens de l'administration de la faillite' aux 'dettes de masse'', in Les créanciers et le droit de la faillite, Bruylant, 1983, p. 685; 'Nouveaux propos sur les contrats en cours et les dettes de masse', R.D.C. 1983, p. 621.
[13] Pas. 1983, I, p. 972 et note Ph. Gérard, 'Observations sur la nature juridique des dettes et des créances de la masse des créanciers en cas de faillite', p. 714.
[14] Pas. 1988, I, p. 1250 et note, J.T. 1988, p. 631 et note Y. Dumon, 'Dettes de la masse et dettes dans la masse', p. 629, R.D.C. 1988, p. 765 et note, J.L.M.B. 1988, p. 1091 et note J. Caeymaex, T.R.V. 1988, p. 352 et note J. Lievens, 'Vennootschap in vereffening: boedelschulden geherdefinieerd', p. 354 et note I. Verougstraete, 'Dettes de masse, privilèges et monnaie de faillite'; H. Geinger et R. Bützler, 'Bedenkingen over het begrip 'boedelschuld' inzake faillissement', in Liber Amicorum Paul De Vroede, Kluwer, 1994, p. 837.
[15] I. Verougstraete, o.c., p. 37, n° 29; M. Grégoire, Théorie générale du concours des créanciers en droit belge, Bruylant, 1992, n° 201.
[16] Anvers 20 février 1996, R.D.C. 1997, p. 117 et note R. Parijs.
[17] Cass. 2 mai 1997, Arr. Cass. 1997, n° 213, R.W. 1997-98, p. 503.
[18] I. Verougstraete, Manuel de la faillite et du concordat, n° 759, Kluwer, 2003.
[19] Doc. parl. Ch., n° 631/1 (1991-92), pp. 133 et 134.
[20] Exposé des motifs, Doc. parl. Ch., n° 631/1, pp. 23 à 25.
[21] Doc. parl. Ch., n° 631/13, pp. 272 à 275.
[22] Amendement n° 36/631 de M. De Clerck, Doc. parl. Ch., n° 631/4, p. 18.
[23] Amendement n° 97/631 du gouvernement, Doc. parl. Ch., n° 631/11, p. 2.
[24] Doc. parl. Ch., n° 330/1 (1995-96), p. 65.
[25] Doc. parl. Ch., n° 329/17, pp. 137 à 144.
[26] Amendement n° 37/330 de MM. Willems et Vandeurzen, Doc. parl. Ch., n° 330/7, pp. 5 et 6.
[27] Amendement n° 81/330 de M. Jean-Jacques Viseur, Doc. parl. Ch., n° 330/10, pp. 3 et 4.
[28] Amendement n° 70/330 et 71/330 de M. Vandenbossche, Doc. parl. Ch., n° 330/9, p. 5.
[29] Amendement n° 121/330 du gouvernement, Doc. parl. Ch., n° 330/12, p. 5; l'amendement faisait usage du terme 'résolu'; le terme 'résilié' y a été substitué en cours de discussion en Commission, voy. Doc. parl. Ch., n° 329/17, p. 140.
[30] Doc. parl. Sénat, n° 498/11, pp. 121 à 123 et 218.
[31] Amendement n° 55/499 de M. Coene, Doc. parl. Sénat, n° 499/5, pp. 10 et 11.
[32] Amendement n° 106/499 de Mme Van der Wildt, Doc. parl. Sénat, n° 499/7, pp. 1 et 2.
[33] Voy. J. Clesse, 'Examen de quelques aspects sociaux du concordat et de la faillite', in La faillite et le concordat en droit positif belge après la réforme de 1997, Rapports du 47ème Séminaire organisé par la C.D.V.A. de l'Université de Liège les 6 et 7 novembre 1997, doc. dact., n° 21, p. 657; B. Inghels, 'La situation des travailleurs en cas de faillite et de concordat judiciaire', in Le nouveau droit du concordat judiciaire et de la faillite: Les lois des 17 juillet et 8 août 1997, Actes de la journée d'études organisée le 5 décembre 1997 par le Centre d'études Jean Renauld de la Faculté de droit de l'UCL, Bruylant, 1997, p. 240.
[34] Voy. F. T'Kint et W. Derijcke, 'Dessaisissement et situation des créanciers en cas de faillite', in Le nouveau droit du concordat judiciaire et de la faillite: Les lois des 17 juillet et 8 août 1997, Actes de la journée d'études organisée le 5 décembre 1997 par le Centre d'études Jean Renauld de la Faculté de droit de l'UCL, Bruylant, 1997, n° 20, p. 191; R. Parijs, 'De arbeidsrechtelijke gevolgen van het faillissement en het gerechtelijk akkoord - in geval van voorlopige voortzetting van de handelsactitiveiten', in Faillissement & Gerechtelijk Akkoord, Fare (oktober 1998), V.A. 20-3, n° 2.1.2.2.
[35] P. Henfling, Les contrats en cours et les dettes de masse, C.U.P., 1996, vol. IX, p. 176.
[36] O.c., n° 26, p. 210.