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L'urgence et l'économie de procédure: leurre ou artifice?, R.D.C.-T.B.H., 2004/3, p. 271-275

PROCÉDURE
Référé - Urgence
Le retard d'une partie à porter le différend en justice n'exclut pas nécessairement l'urgence, si la situation existante est aggravée par des faits nouveaux ou par l'effet de sa simple durée.
Référé - Droits au fond
L'absence de lien contractuel entre l'entrepreneur et l'architecte n'exclut pas que l'entrepreneur, en mettant en cause son donneur d'ordre, implique l'architecte dans la procédure vu qu'il n'est pas exclu que, même en l'absence de lien contractuel entre eux, l'entrepreneur condamné puisse dans certains cas se retourner contre l'architecte si ce dernier a commis une faute à son égard.
RECHTSPEGING
Kort geding - Urgentie
De vertraging waarmee een partij de zaak voor de rechtbank brengt, sluit het bestaan van urgentie niet noodzakelijk uit, indien de bestaande toestand verergert door nieuwe feiten of door het voortduren ervan.
RECHTSPEGING
Kort geding - Rechten ten gronde
De afwezigheid van contractuele band tussen de aannemer en de architect sluit niet uit dat de aannemer, door zijn opdrachtgever gedagvaard, de architect in de procedure betrekt nu niet uitgesloten is dat, zelfs zonder contractuele band, de aannemer een vordering tegenover de architect zou stellen.
L'urgence et l'économie de procédure: leurre ou artifice?
André Delvaux
1. La relativité de 'l'urgence'

    Par trois illustrations tirées du droit de la construction:

  • dans une ordonnance du 3 juillet 2002 [1], le juge des référés du Tribunal de commerce de Liège rejette, à défaut d'urgence, une demande d'expertise pour des travaux exécutés en novembre 2001, au motif que le demandeur n'a pas mis à profit la procédure au fond introduite un mois plus tôt, et l'invite à diligenter sa demande devant le juge du fond;
  • dans un arrêt du 3 octobre 2002 [2], la septième chambre de la Cour d'appel de Liège, siégeant en référé, fait droit à une demande d'expertise pour des infiltrations d'eau apparues immédiatement après l'exécution de travaux en 1999, au motif qu'un constat contradictoire doit être immédiatement dressé et que les réparations destinées à prévenir lesdites infiltrations d'eau doivent être effectuées avant l'hiver;
  • dans un arrêt inédit du 1er octobre 1998 (R.F. 96/98 SA Entreprises L.D. et SA SoC de T. G. contre Région wallonne), évoqué ci-après, la septième chambre de la Cour d'appel de Liège, siégeant en référé, fait droit à une demande d'expertise judiciaire pour des travaux exécutés en mai 1980 et faisant l'objet d'une procédure au fond depuis près de 10 ans, et ce malgré les errements de cette dernière, au motif qu'il y a risque de dépérissement des possibilités de preuve.
2. La prise en compte des principes du référé

    Les trois décisions prennent en compte les principes dégagés par la jurisprudence:

  • '(...) il y a urgence dès que la crainte d'un préjudice d'une certaine gravité, voire d'inconvénients sérieux, rend une décision immédiate souhaitable' [3];
  • 'il n'y a pas urgence lorsqu'il apparaît, in concreto, que la mesure sollicitée en référé aurait pu et, a fortiori, peut encore être accordée en temps utile par le juge du fond (...) par l'application notamment des articles 19, 735 et 708 du Code judiciaire' [4];
  • 'il n'y a pas lieu à référé lorsque le demandeur a trop tardé à saisir le juge des référés ou s'il a provoqué lui-même la situation d'urgence dont il se prévaut' [5].

Les dernières études sur 'le référé judiciaire [6]' illustrent ces lignes directrices et les enjeux de la compétence du juge de l'urgence: ainsi lira-t-on 'Les principes et questions de procédure' par J. Englebert, 'L'intervention du juge des référés par voie de requête unilatérale' par H. Boularbah, 'Le contrôle de la Cour de cassation sur les décisions de référé' par M. Regout, 'Les actions 'comme en référé'' par C. Dalcq, 'L'intervention du juge des référés dans les matières pénales' par M. Preumont, 'Le référé en droit des sociétés des offres publiques' par P.-A. Foriers, 'L'intervention du juge des référés en matière familiale' par D. Pire, 'L'intervention du juge des référés dans l'exécution et l'exécution des décisions du juge des référés' par S. Brijs, 'L'intervention du jugement des référés dans le droit administratif' par P. Levert, 'Le référé civil en droit des étrangers: parachute ou paravent?' par S. Sarolea, et en conclusion: 'Le référé dans tous ses états' par C. Pannier.

Les considérations qui suivent ne relèvent pas de pareille doctrine. Elles sont ponctuelles.

3. L'appréciation souveraine de la notion de 'urgence'

J. Englebert [7] écrit:

'On peut déduire de l'analyse de la notion d'urgence et de celle du provisoire que le juge des référés dispose, en pratique, d'une liberté extrêmement large, tant pour apprécier s'il reconnaît l'urgence que pour décider si la mesure sollicitée dépasse ou non les limites du provisoire.

Liberté d'autant plus large qu'elle n'est contrôlée par la Cour de cassation qu'à titre très marginal.

De ce constat de l'examen des décisions publiées, il ressort que le juge des référés peut tout décider. Sa juridiction ne connaît quasi aucune limite, sauf celle qu'il veut bien s'appliquer à lui-même.

Loin de craindre des débordements que ce constat pourrait amener, j'estime au contraire que conscient de cette situation, il conviendrait de donner aux juges des référés les moyens de leur pouvoir.

À n'en pas douter, il s'agit d'une institution promise à encore un très bel avenir'.

    Dans l'exercice de leur pouvoir d'appréciation, les juges des référés développent plusieurs types de considération:

  1. le juge des référés du Tribunal de commerce de Liège a considéré que l'urgence n'était pas établie dès lors que:
      • un entrepreneur principal, agissant en référé par citation du 24 juin 2002 contre son sous-traitant, avait, à la suite de l'introduction, en mai 2002, par ce dernier d'une action au fond visant au paiement du solde de sa facture, demandé le renvoi de l'affaire au rôle et n'avait répondu ni à la demande du sous-traitant de ramener l'affaire devant la chambre compétente pour procéder à la désignation d'un expert judiciaire ni à sa proposition d'organiser une réunion sur place en présence de l'architecte;
      • l'entrepreneur principal n'avait pris aucune mesure conservatoire dès la constatation du grief suivant l'exécution des travaux en novembre 2001, en ce compris lors de l'introduction de la procédure au fond;
      • l'entrepreneur principal ne pouvait considérer que la mise en demeure qui lui avait été adressée par le maître de l'ouvrage afin qu'il réalise les travaux en conformité avec le contrat constituait un fait nouveau aggravant le préjudice.
    Et le juge des référés d'inviter l'entrepreneur principal à agir au fond soit en faisant revenir la cause introduite par le sous-traitant soit en citant lui-même le sous-traitant qui avait marqué son accord pour la désignation d'un expert au fond;
  2. dans son arrêt du 3 octobre 2002, la septième chambre de la Cour d'appel de Liège a considéré qu'il y avait urgence dès lors que:
      • l'absence de remède durable à la présence d'infiltrations d'eau était de nature à engendrer une aggravation sérieuse des dommages en résultant;
      • les mesures de protection provisoires appliquées se révélaient insuffisantes dans la mesure où la bâche étendue sur la toiture ne résistait pas au vent et à des pluies répétées;
      • le décollement et la chute de l'enduit de façade étaient susceptibles de causer d'autres dommages;
      • le propriétaire des lieux ne pouvait plus longtemps s'exposer au risque de voir son locataire soit demander la résiliation du bail, soit invoquer des dommages à son matériel ou à son personnel.
      La cour a en effet relevé que 'le retard d'une partie qui se plaint d'un dommage à porter le différend en justice n'exclut pas nécessairement l'urgence, si la situation existante est aggravée par des faits nouveaux ou par l'effet de sa simple durée', faisant référence à un article de G. de Leval [8];
    1. la septième chambre de la Cour d'appel de Liège, autrement composée, a, dans un arrêt du 1er octobre 1998, admis qu'il y avait urgence justifiant la désignation d'un expert dès lors que, près de dix-huit ans après les faits, les témoins et acteurs des travaux litigieux approchaient de l'âge de la pension, faisant ainsi surgir un risque de dépérissement des possibilités de preuve.

        Les dates caractérisant l'espèce étaient les suivantes:

      • mai 1980: constatation de dégradations dans des immeubles avoisinant le chantier de construction d'un barrage en Meuse;
      • février 1987: introduction par l'entrepreneur d'une action devant le juge du fond tendant à la condamnation du maître de l'ouvrage au paiement des travaux supplémentaires effectués et à la restitution du cautionnement prélevé pour faire effectuer les réparations;
      • janvier 1996: rejet par le juge du fond de la demande déclarée non fondée;
      • juin 1996: appel;
      • avril 1997: ordonnance fixant les délais pour conclure et date pour plaider le 1er février 2001;
      • janvier 1998 (!!!): demande de désignation, par le juge des référés, d'un expert en raison des 'craintes qu'à propos d'évènements, de constatations et pourparlers remontant aux années 1980-1986, ceux qui en furent les acteurs et les témoins, directeurs pour les entreprises et ingénieurs-dirigeants du ministère de l'Équipement et des Transports, et aient depuis lors abandonné les fonctions qu'ils exercent encore en sorte que l'expertise qu'ils ont demandée au juge du fond aux fins de déterminer les responsabilités et qui n'a pas été par lui jugée nécessaire, ne puisse comprendre les explications indispensables au plan technique';
      • mars 1998: rejet de la demande par le juge des référés d'instance au motif que l'urgence était imputable à la négligence de l'entrepreneur demandeur;
      • 1er octobre 1998: arrêt de la cour d'appel faisant droit à la demande de désignation d'un expert à propos des faits survenus en mai 1980.
    2. La cour a considéré que le fait, pour l'entrepreneur, de ne pas avoir demandé un expert en référé à l'époque des faits au vu des constats opérés à l'origine ne constituait pas une négligence, que l'introduction de l'action au fond sept ans après ces constats ne compromettait pas la réalisation d'une expertise et que la longueur de la procédure au fond ne pouvait être reprochée à l'intéressé dès lors que le litige posait notamment la question de la succession de la Région wallonne à l'État belge.

      Pour le surplus, la cour a motivé son arrêt comme suit:

      'En accédant à la demande des appelantes, le juge des référés ne risque cependant pas de ménager à l'une des parties une situation juridique plus favorable que celle qu'un débat au fond lui apporterait, puisque l'État belge, qui avait eu la maîtrise du chantier, n'excluait pas, même si c'était en ordre subsidiaire, que l'expertise présente une utilité pour la solution du litige.

      Que par ailleurs, un dossier de pièces aussi complet soit-il peut être efficacement clarifié par les explications de ceux qui l'ont vécu; que les appelants s'inquiètent à juste titre que les principaux protagonistes ne soient plus en poste au moment où leur participation pourrait s'avérer nécessaire à la manifestation de la vérité.

      Que la confrontation des intérêts en présence plaide en faveur des appelants; que si l'expertise devait en fin de compte se révéler inutile, la charge des frais de défense et de personnel ainsi que l'avance des honoraires de l'expert qu'elles auraient entraînés seraient bien supérieures au coût de la mobilisation de plusieurs fonctionnaires, dans plusieurs services, outre l'avocat du département; que (l'administration) fait valoir qu'une expertise réalisée avant que le fond et même la recevabilité d'une demande ne soient tranchés est courante et ne suscite, contrairement à ce qui est confusément soutenu par l'intimé, aucun préjugé.

      Attendu qu'il y a urgence, au sens de l'article 584, alinéa 1er du Code judiciaire, et que la crainte d'un préjudice d'une certaine importance, voire d'inconvénients sérieux, rend une décision immédiatement souhaitable et qu'on peut, dès lors recourir au référé lorsque la procédure ordinaire serait impuissante à résoudre le différend en temps voulu, ce qui laisse au juge des référés un large pouvoir d'appréciation en fait et, dans une juste mesure, la plus grande liberté (Cass. 21 mai 1987, Pas. 1987, I, 1160);

      Que si, même dans l'hypothèse où, comme ce fut le cas en l'espèce, le demandeur a vainement tenté d'obtenir la mesure par le truchement de la procédure ordinaire avant de saisir la juridiction des référés, l'encombrement des juridictions de fond ne peut jamais, serait-ce parmi d'autres circonstances, être invoqué en référé pour fonder l'urgence au sens de l'article 584 du Code judiciaire, l'on ne perçoit plus la raison d'être essentielle de la juridiction des référés, qui a toujours été conçue et définie comme étant le complément, le relais de la juridiction de fond, lorsque celle-ci est impuissante à apaiser le litige en temps opportun (J.-F. Van Droogenbroek, Aspects actuels du référé provision, CUP, septembre 1998, p. 27);

      Qu'en définitive, la circonstance que les appelantes n'aient pas demandé plus tôt l'expertise alors qu'elles savaient que leur responsabilité est recherchée depuis 1981 ne leur interdit pas de soutenir, en raison des éléments propres à la cause, que les constatations sont apparues tout à coup urgentes sous peine d'assister au dépérissement de leurs moyens de preuve;

      Que l'ordonnance de fixation du 11 avril 1997 leur a révélé cette urgence; que les appelantes avaient introduit la procédure en référé le 16 janvier 1998, alors qu'elles auraient pu gagner quelques mois, puis signifier qu'elles ont pris conscience à ce moment qu'une fixation aussi éloignée des débats sur le fond pouvait avoir les conséquences dont elles font état et qui effectivement ne viennent pas immédiatement à l'esprit';

      Ainsi, dans cet arrêt du 1er octobre 1998, la Cour d'appel de Liège a admis l'urgence au vu de l'incidence des délais engendrés par l'encombrement des juridictions de fond saisies depuis onze ans de faits remontant à 18 ans sur les moyens de preuve des appelantes et le risque de leur dépérissement, incidence apparue seulement après l'ordonnance du 11 avril 1987 fixant sur la base de l'article 747, § 2, du Code judiciaire les plaidoiries au fond en février 2001.

      4. L'attente du justiciable

      Quelle explication donner au justiciable? Que tout est possible ou que rien ne l'est?

      La sauvegarde des intérêts personnels, civils, commerciaux que le justiciable estime menacés serait ainsi dépendante d'une telle marge d'appréciation du juge alors que concrètement, il y a péril, voie de fait, abus ou risque de dégradation?

      Le justiciable devrait 'admettre' que, à un mois près, il n'y a plus urgence, que les juridictions encombrées demandent qu'un débat sur une mesure d'instruction du litige soit recommencé après un premier débat dont le premier juge ne conteste pas la pertinence ou que le juge puisse rejeter l'accord des parties sur une mesure d'instruction de leur litige?

      Et pourtant, il faisait confiance à la justice réglée pour faire valoir ses droits en temps utile, échapper à la pression que le plus fort peut tirer de l'écoulement du temps ou d'une voie de fait.

      Certes, le temps peut apaiser les passions, décanter les litiges et mener à une solution mieux comprise.

      Mais la croissance et le développement du référé sont aussi l'expression d'un besoin de décision rapide, que ce soit en droit civil, commercial, social, pénal ou administratif.

      Répondre aux besoins de la vie en société d'ordre privé, professionnel, social ou économique, n'est-ce pas la raison d'être de l'oeuvre de justice?

      Au-delà de ces savantes analyses sur les exigences du référé et sa compatibilité avec l'examen au fond, le justiciable n'est-il pas en droit d'obtenir que l'administration de la justice réponde à ses préoccupations concrètes, quel que soit l'arrondissement judiciaire où il doit se présenter?

      D'aucuns en sont bien conscients. Ainsi, C. Pannier souligne le rôle du tribunal de l'urgence exerçant 'davantage sur le mode de la police juridictionnelle que sur celui de la juridiction même faisant échec à la chicane, entravant la voie du fait accompli et tenant la dragée haute aux puissances de tous ordres' [9] et appelle à ce que le juge des référés puisse disposer des moyens utiles à son action.

      5. L'articulation du référé et du provisoire au fond

      L'appréciation du juge des référés quant aux possibilités d'obtenir d'un autre juge normalement compétent une décision ayant la même efficacité doit également tenir compte de l'organisation concrète de la juridiction quant aux demandes au provisoire.

      Il n'est pas rare pour les plaideurs d'être confrontés à un juge des référés particulièrement restrictif quant à l'appréciation de l'urgence et faisant valoir la possibilité de postuler du juge du fond au provisoire, sur la base de l'article 19 du Code judiciaire, des mesures d'instruction tandis que la chambre d'introduction des procédures au fond n'admet que de manière très restrictive d'intervenir au provisoire.

      La 'jurisprudence' du juge des référés devrait être articulée en fonction de la jurisprudence des chambres de fond de la juridiction.

      L'importance d'une solution pragmatique est d'autant plus grande qu'il ne peut pas être perdu de vue qu'en fait les conditions dans lesquelles les ordonnances de référé sont prononcées peuvent considérablement varier d'une juridiction à l'autre: tel juge des référés traite au titre de l'urgence des affaires qui exigent des journées entières de plaidoirie et rend ses ordonnances dans les délais parfois très courts qu'impose l'effectivité de la règle de droit; tel autre juge statue dans les meilleurs délais et prononce ses ordonnances immédiatement au terme du délibéré, tandis que tel autre n''offre' une audience de plaidoirie 'qu'à deux mois', tel autre délibère pendant des mois, ou plus 'simplement' fixe le prononcé à 'un' mois, même s'il constate qu'il y a bien urgence.

      Le référé ne peut être conçu et appliqué en lui-même.

      Si le Code judiciaire prévoit la possibilité de solliciter un jugement au provisoire sur la base de l'article 19, encore faut-il que la juridiction donne la possibilité au justiciable de faire examiner, dès l'audience d'introduction des demandes relevant des débats succincts, telles les demandes portant sur des mesures d'instruction. L'effectivité de l'intervention du juge du fond s'en trouvera ainsi renforcée et l'action du juge des référés restera limitée aux actions relevant bien de la notion d'urgence.

      Plusieurs juridictions sont déjà organisées efficacement: des chambres d'introduction siègent par matières et des audiences sont réservées aux débats succincts.

      Prendre en compte les données concrètes d'organisation de la juridiction ne porte pas atteinte à l'autonomie du juge, mais répond au souci de la bonne administration de la justice et tend à limiter la surconsommation judiciaire avec les frais et charges qui en résultent pour les parties ainsi que pour les juridictions dont le temps d'audience est par ailleurs proclamé 'insuffisant'.

      N'y a-t-il pas évidemment encombrement du fait du juge s'il rejette un débat sur les mesures d'instruction par expertise au motif qu'elles pourraient être demandées dans l'instance pendante devant le juge du fond?

      6. L'artifice de procédure et le principe d'économie de procédure

      Y. Verougstraete [10] prend le développement du référé comme un des exemples de règne de l'artifice lorsque 'la lecture systématique de la loi aboutit à des conséquences que la conscience réprouve, même inconsciemment'.

      Il constate que, lorsque l'urgence est établie dans une cause où le juge a pesé les intérêts en présence, une appréciation provisoire du bon droit des parties peut suffire à justifier la mesure et que, si le raisonnement juridique n'est pas totalement erroné, la Cour de cassation ne censure pas le juge des référés. Il relève que 'le juge des référés bénéficie d'une extraordinaire latitude d'action en vertu de l'article 584 du Code judiciaire mais donne encore à ses décisions une apparence très légaliste et syllogistique' pour conclure sur ce point que 'les artifices du droit servent à couvrir une attitude d'équité destinée à protéger certains intérêts que le juge estime dignes de protection'.

      Artifice du demandeur pour faire état de l'urgence? Artifice du juge pour admettre sa compétence ou pour rejeter une demande et provoquer un nouveau débat au fond sur le même objet?

      N'y a-t-il pas là complication inutile, source de retards injustifiés de la part des parties, du juge?

      'Complication inutile, source de retards injustifiés' égale 'artifice' en procédure civile, comme le relève le doyen de Leval [11]. Il appelle à une nouvelle mise en perspective du formalisme, à un formalisme 'plus fonctionnel que formel (recherche la proportionnalité, de l'utilité, de la finalité de l'acte et de la lisibilité du message)' dans le souci de correspondre 'au principe de l'économie de procédure qui constitue une des plus belles applications de l'analyse économique de la justice'.

      Sur le plan de l'économie de procédure et des moyens, quel peut être l'intérêt de la bonne administration de la justice à refuser en référé - parfois même lorsque les parties la demandent de commun accord - la désignation d'un expert qui, certes, aurait pu être sollicitée devant le juge du fond en provisoire mais ne l'a pas été, et à inviter la demanderesse à refaire de la procédure pour obtenir cette décision au besoin en lançant une nouvelle action?

      Le demandeur est contraint de 'recommencer' tandis que le défendeur ne pourra en définitive que se contenter d'une 'victoire' purement temporaire, ne le mettant pas à l'abri d'une nouvelle procédure avec toutes les conséquences.

      Si le juge des référés a le souci d'appliquer l'urgence avec rigueur [12] et le juge du fond toute la plénitude de sa juridiction, l'efficacité la mieux comprise n'impose-t-elle pas des solutions pragmatiques?

      Le souci de l'économie de procédure et de l'effectivité de l'intervention du judiciaire ne devrait-il pas s'imposer sous peine de subir un système 'tournant' sur lui-même et pour lui-même au-delà de tout entendement?

      Car enfin, faire droit à une demande d'instruction par expertise, c'est aussi rendre effectif le judiciaire et favoriser un mode de règlement alternatif des conflits: combien de litiges sont 'réglés' par l'intervention d'un tiers expert attentif à prendre en compte les points de vue de chacun et à amener les parties sur la voie de conciliation? En s'y refusant, le juge écarte le justiciable de la justice réglée, méconnaît la réalité des besoins de 'décision' plus que d'un beau 'jugement' des années après le litige vécu et génère une surconsommation judiciaire.

      7. Conclusion: 'l'urgence', leurre, artifice ou légitimité?

      Le juge des référés ne peut-il, ne doit-il pas aussi être sensible au principe d'économie de procédure dans le souci de répondre aux exigences concrètes des charges et difficultés auxquelles est confronté le justiciable, et rejeter l'artifice de procédure sous peine de leurrer le justiciable et la fonction 'sociale' de l'administration de la justice.

      Les deux arrêts de la Cour d'appel de Liège du 1er octobre 1998 et du 3 octobre 2002 n'en sont-ils pas des illustrations?

      L'on pourrait alors conclure avec le doyen de Leval: 'La légitimité ne découle pas seulement du respect de la règle mais de la crédibilité et de l'effectivité des pratiques professionnelles' [13].

      [1] Publié dans ce numéro p. 295.
      [2] Publié dans ce numéro p. 295.
      [3] Cass. 21 mars 1985, Pas. 1985, I, pp. 908 et s.
      [4] J. Van Compernolle et G. Closset-Marchal, 'Examen de jurisprudence - Droit judiciaire privé', R.C.J.B. 1999, p. 153, n° 356 et p. 177, n° 381.
      [5] P. Marchal, 'Les référés', Rép. not., T. XIII, Liv. VII, n° 16; voy. aussi J. Van Compernolle et G. Closset-Marchal, 'Examen de jurisprudence - Droit judiciaire privé', R.C.J.B. 1999, pp. 152-153, n° 355.
      [6] Sous la direction scientifique de J. Englebert et H. Boularbah, Bruxelles, Éd. du Jeune Barreau, 2003.
      [7] 'Le référé judiciaire: principes et questions de procédure', in Le référé judiciaire, Bruxelles, Éd. du Jeune Barreau, 2003, p. 64; dans le même sens: H. Boularbah, 'Variations autour de l'appel des ordonnances 'sur référé'' , Liber Amicorum Pierre Marchal, De Boeck & Larcier, 2003, p. 228; J. Laenens, 'Overzicht van rechtspraak - De bevoegdheid (1993-2000)', T.P.R. 2002, p. 1526; M. Regout, Le contrôle de la cour de cassation sur les décisions de référé, ibid., pp. 123 à 144.
      [8] G. de Leval, 'Le référé en droit judiciaire privé', Act. dr. 1992, p. 867, et à un arrêt de la neuvième chambre de Cour d'appel de Bruxelles du 4 février 1999 (nr. 98 Kr. 298).
      [9] Ouvrage précité, p. 423.
      [10] Y. Verougstraete , 'Artifices du droit - point de vue du juge', in o.c., pp. 119 et s. et spécialement p. 129.
      [11] G. de Leval, 'Les artifices du droit en procédure civile', in Le législateur, le juge, l'avocat et les artifices du droit, Liège, Éd. du Jeune Barreau, 2001, p. 41.
      [12] J. Van Compernolle et G. Closset-Marchal, études précitées, p. 152.
      [13] G. de Leval, o.c., p. 46.